Archives de l’auteur : Gary L. Francione

Un échange sur Facebook

L’échange ci-dessous est extrait d’une conversation qui s’est déroulée sur la page Facebook d’Approche Abolitionniste.

Quelqu’un a posé la question suivante :

La Bible ne nous dit-elle pas que les animaux ont été créés par Dieu pour l’usage de l’homme, et les écritures coraniques et juives ne prescrivent-elles pas comment (et quels) animaux doivent être abattus pour la consommation humaine ? En mettant de côté les actes de cruauté gratuite et l’indifférence aux droits des animaux, il me semble que la Bible défend en partie le bien-être animal, mais certainement pas une approche abolitionniste — aussi, comment ne ferait-elle pas la promotion du spécisme ?

Voici ce que j’ai répondu :

J’ai plusieurs réponses à vous apporter :

Premièrement, à moins de croire que les livres sacrés d’une religion contiennent la parole littérale de Dieu, les textes religieux doivent être considérés, une fois replacés dans leur contexte historique, comme des sortes de brochures spirituelles. Ce qui avait valeur de principe central d’une religion peut (et c’est généralement d’ailleurs le cas) évoluer au gré du contexte historique. Quoi qu’il en soit, on peut être théiste, et même chrétien, sans considérer la Bible comme autre chose qu’un document qui s’est développé au cours de l’histoire et débattait de divers problèmes dont beaucoup n’avaient rien à voir avec la théologie, mais tout à voir avec le pouvoir et le contrôle qui sont l’apanage de *toutes* les institutions, qu’il s’agisse des églises, des sociétés commerciales ou des gouvernements.

Deuxièmement, allez lire la Genèse, le premier livre de l’Ancien Testament. Dans l’histoire originelle de la Création, tout le monde, les animaux inclus, était végan. Il est absolument clair que les humains ne mangeaient pas les animaux et que les animaux ne se mangeaient pas entre eux. C’est seulement après que l’alliance passée entre les humains et Dieu a été rompue que la consommation de la chair des animaux a débuté. Pour autant que je lise correctement, le véganisme était le mode de vie idéal et c’est à celui-ci que les humains devaient travailler (autrement dit travailler à cet état de paix où le meurtre n’existait pas, où même le lion s’allongeait côte à côte avec l’agneau et mangeait de la paille, etc.).

Troisièmement, le spécisme, qu’il se présente sous la forme d’une doctrine religieuse ou d’une doctrine séculière, promeut le spécisme. L’idée que la religion est marquée au coin du spécisme est complètement fausse. Les religions ont-elles été utilisées pour justifier le spécisme ? Oui. Les institutions séculières telles que le paradigme humaniste des Lumières ont-elles été utilisées pour justifier le spécisme ? Oui. La science dominante est-elle spéciste ? Bien sûr que oui. Aucune de ces institutions n’est intrinsèquement spéciste (ou raciste, ou sexiste, ou homophobe). En revanche, elles sont toutes dominées et façonnées par des gens qui sont spécistes (et sexistes, et racistes, et homophobes).

Quatrièmement, ce que je trouve ennuyant, c’est qu’une grande partie de la discussion sur ce sujet soit alimentée par des gens qui se déclarent « athées » parce qu’ils n’aiment pas le Pape, ou parce que l’Eglise Catholique a facilité et étouffé des affaires de pédophilie, ou parce que certains fondamentalistes (de quelque religion que ce soit) sont des gens odieux, haïssables, etc. Toutes ces choses peuvent être vraies, mais elles n’ont rien à voir avec le problème de savoir si Dieu existe ou si l’univers possède une dimension spirituelle.

Un grand nombre de défenseurs des animaux se déclarent « athées » alors que beaucoup d’entre eux embrassent certaines croyances spirituelles. D’autres ont même des croyances théistes. Ce qu’ils entendent par « athées » est qu’ils rejettent les religions organisées traditionnelles.

Cinquièmement, le Nouvel Athéisme en vogue parmi ces personnes, particulièrement les jeunes, est colporté par un groupe de réactionnaires politiques parmi lesquels figurent Richard Dawkins, Sam Harris et Chris Hitchens. Noam Chomsky les appelle des « fanatiques ». Pourquoi ? Parce qu’ils répandent l’idée que les problèmes du monde sont causés par la religion plutôt que par les facteurs économiques et géopolitiques qui sont réellement en jeu. En d’autres termes, ils veulent que vous pensiez que les problèmes du Moyen-Orient, par exemple, sont liés à l’islam plutôt qu’au pétrole et à l’impérialisme occidental. Ces Nouveaux Athéistes cherchent à donner une base « scientifique » au Nouvel Ordre Mondial. Si vous vous considérez comme quelqu’un de politiquement progressiste, alors demandez-vous si vous voulez vous identifier à ces penseurs réactionnaires.

Notez bien que je ne dis pas que l’athéisme est une mauvaise chose parce que Dawkins, Harris et Hitchens sont des réactionnaires politiques. Je dis seulement que les gens qui s’intéressent aux pensées critiques, rationnelles et progressistes doivent faire attention avant de suivre le mouvement du Nouvel Athéisme.

Sixièmement, je le répète : les arguments en faveur des droits des animaux que j’ai développés au cours des trente dernières années sont très différents des positions élaborées par Peter Singer et Tom Regan, et reposent sur la logique et la rationalité. Un point, c’est tout. Quiconque prétend le contraire soit ne connaît pas mon travail, soit le présente délibérément sous un faux jour. Mon travail parle pour lui-même : la logique et la rationalité y sont absolument essentielles.

Mais la logique et la rationalité ne font pas tout.

Afin que les gens traduisent, dans leurs propres vies, la logique et la rationalité de la position abolitionniste en changement significatif (en devenant végans c’est-à-dire) et militent auprès d’autrui pour l’amener à réaliser à son tour ce changement dans son existence, il est nécessaire qu’ils considèrent les animaux comme ayant une valeur morale. Ils doivent éprouver, à leur égard, une impulsion morale. Ils doivent les « voir », tous ou au moins certains d’entre eux, comme des membres de la communauté morale. La question n’est pas nécessairement d’ « aimer » les animaux ; la question, c’est de les considérer comme des membres de la communauté morale. C’est d’avoir la motivation de bien agir dès lors qu’il s’agit d’eux. Si les gens possèdent cette inquiétude ou cette impulsion morale à l’égard d’au moins certains animaux (et la bonne nouvelle, c’est que c’est le cas de beaucoup d’entre eux), je crois que l’approche logique que j’ai développée peut les amener à voir que tous les êtres sentients sont des membres de la communauté morale et que nous devons abolir, et non seulement réglementer, l’exploitation animale.

Si les gens rejettent l’idée que les animaux sont des membres de la communauté morale, alors la logique et la rationalité ne serviront pas à grand-chose. Laissez-moi l’expliquer dans le contexte suivant : vous estimez que les combats de chiens qu’a organisés Michael Vick sont une mauvaise chose. Je peux, en recourant à des arguments logiques et rationnels, vous amener à reconnaître que n’importe quel non-végan se place au même niveau que Michael Vick. Mais si vous pensez que les combats de chiens de Vick étaient une bonne chose, je n’irai pas très loin avec vous.

L’impulsion morale qui doit exister afin de fonctionner avec l’argumentation logique et rationnelle peut surgir de n’importe où — de sources théistes (ex. : la croyance en l’amour chrétien universel), de sources spirituelles (ex. : la croyance en la vision bouddhiste de l’interconnexion de toutes les vies), ou de sources entièrement athéistes et non spirituelles (ex. : la croyance que la proposition suivante : « Il est mal d’infliger des souffrances à un être sentient sans justification suffisante » est, en tant qu’intuition morale, une affirmation objectivement vraie).

Peu importe la source de votre inquiétude ou impulsion morale : seul compte le fait que vous l’ayez.

L’idée qu’un abolitionniste doit forcément être athée est aussi absurde que de prétendre qu’un athée ne peut être abolitionniste. Les abolitionnistes peuvent être athées, chrétiens, musulmans, bouddhistes, juifs, réalistes moraux laïques, ou ce que vous voulez. (Si l’on se place dans une perspective historique, il se trouve que la plupart des abolitionnistes de l’esclavage des humains étaient des croyants.)

Nous devons toujours critiquer le spécisme, quelque forme qu’il revête, quelque doctrine qu’il épouse. Mais cela ne signifie pas que nous devons nous moquer ou attaquer les croyances religieuses ou spirituelles en soi. Récemment, un de ces groupes animalistes réactionnaires et manquant de jugement issus du Nouvel Athéisme ont publié un dessin choquant qui comparait Jésus, Bouddha et Krishna à Charles Manson et Jim Jones. Qui peut croire qu’une telle comparaison, hormis le fait qu’elle est intrinsèquement fausse, va aider en quoi que ce soit les animaux ? Voyons, ce serait totalement irrationnel.

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Si vous n’êtes pas végan, devenez-le. C’est facile, c’est meilleur pour vous sur le plan physique, et par-dessus tout c’est éthiquement la bonne chose à faire. Si vous l’êtes déjà, alors sensibilisez les autres en leur démontrant que le fait qu’ils se soucient des animaux signifie qu’ils doivent, aussi, être végans.

Et si vous êtes en mesure de le faire, s’il vous plaît, adoptez ou devenez famille d’accueil pour un animal sans foyer. Les refuges sont pleins à craquer de toutes sortes d’animaux qui ont besoin de vous : des chiens, des chats, des oiseaux, des rongeurs, des poissons. Il y a quelqu’un pour chacun d’entre vous ! Si vous possédez du terrain et pouvez accueillir un grand animal (ou beaucoup de petits), alors faites-le !

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Débat avec le Professeur Michael Marder sur l’éthique végétale

Le Professeur Michael Marder, auteur du livre à paraître Plant-Thinking: A Philosophy of Vegetal Life, et moi-même avons brièvement débattu de l’éthique végétale sur le site de Columbia University Press. Vous pouvez retrouver ce débat ici.

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Si vous n’êtes pas végan, s’il vous plaît, devenez-le. C’est facile, c’est meilleur pour votre santé et l’environnement, et, par-dessus tout, c’est moralement la bonne chose à faire.

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Futur podcast sur une défense efficace des droits des animaux : un aperçu

La semaine dernière, j’ai posté deux articles : Souci moral, impulsion morale et argumentation logique dans la défense des droits des animaux et Images violentes et militantisme.

Les réactions que j’ai reçues ont été massives, et cela en l’espace de quelques jours seulement. J’ai reçu 52 courriels (jusqu’à présent) posant des questions sur l’application, dans des circonstances concrètes, des idées que j’ai développées.

Je sortirai un podcast à ce sujet dès que j’en aurai l’occasion. Cela dépendra de l’avancement de mon travail sur différents projets, et pourra prendre une semaine ou deux. Je n’en ai pas réalisé depuis un certain temps, et ce sujet semble suffisamment riche pour faire l’objet d’un ou deux podcasts.

En attendant, le point que je souhaite approfondir dans mes articles est que si les gens n’ont pas ce que j’appelle le souci moral des animaux (par quoi j’entends qu’au moins certains animaux ont, pour eux, une importance morale) et une impulsion morale les concernant (par quoi j’entends qu’ils sont motivés pour suivre cette voie, agir selon cette conviction de façon à vouloir faire ce qui est juste, et pas seulement le penser), alors la logique et la rationalité, face à ces personnes, ne serviront pas à grand-chose.

En revanche, si une personne a le souci moral des animaux et l’impulsion morale de vouloir bien agir envers eux, alors nous pouvons recourir à la logique et à la rationalité pour l’amener à adopter une éthique végane abolitionniste.

En d’autres termes, si quelqu’un me dit : « Je pense que ce que Michael Vick a fait à ces chiens est scandaleux d’un point de vue moral parce qu’il est mal de faire souffrir les animaux sans raison », je peux alors utiliser la logique et la rationalité afin de lui démontrer que notre pratique consistant à manger les animaux et les produits d’origine animale n’est en rien différente de celle consistant à utiliser des animaux dans des combats.

Mais si quelqu’un déclare : « Je ne me préoccupe pas de ce que Michael Vick, ou qui que ce soit d’autre, fait aux animaux. Je ne considère pas que ces derniers aient une valeur morale », il est improbable qu’une telle personne s’intéresse aux arguments logiques concernant la façon dont elle devrait s’acquitter de ses obligations morales envers les animaux. Elle ne reconnaît pas qu’elle en a.

La bonne nouvelle, c’est que la plupart des gens éprouvent un souci moral à l’égard d’une partie au moins des animaux. Notre défi en tant que défenseurs des animaux est d’utiliser la logique et la rationalité pour les amener à voir que leur souci moral a un sens seulement s’ils l’étendent à tous les êtres sentients et s’ils soutiennent l’abolition, à la fois dans leurs vies personnelles, sous la forme du véganisme et, au niveau social, sous la forme d’une éducation au véganisme non-violente.

Quant à ceux qui n’ont réellement aucun souci moral des animaux, nous ne pouvons utiliser la logique et la rationalité pour les forcer à changer, ni prouver qu’ils devraient s’en soucier. S’ils ne s’en soucient pas, ils ne s’en soucient pas.

Bien que notre défi en tant que défenseurs soit d’aider les gens à prendre conscience des implications de leur souci moral des animaux, il n’est pas pertinent de savoir pourquoi ils ont ce souci moral. Ce qui est pertinent, c’est de savoir qu’ils le possèdent. C’est ce que nous devons établir et c’est ce qui sert de prédicat, ou de base, à notre utilisation de la logique et de la rationalité pour démontrer que le véganisme est la seule réponse cohérente à la reconnaissance du fait que les animaux ont une importance morale.

Par conséquent, si quelqu’un dit : « Je pense que ce que Michael Vick a fait à ces chiens est scandaleux d’un point de vue moral parce qu’il est mal de faire souffrir les animaux sans raison », la réponse n’est pas de demander : « Pourquoi pensez-vous cela ? », et se mettre ensuite à raisonner avec la personne parce que vous êtes en désaccord avec la source de ses préoccupations morales.

Par exemple, si une personne déclare : « Je pense que ce que Michael Vick a fait à ces chiens est scandaleux d’un point de vue moral parce qu’il est mal de faire souffrir les animaux sans raison », votre tâche est de lui faire voir que son souci moral des animaux nécessite qu’elle arrête complètement de les consommer ou de les utiliser, et d’encourager les autres à faire de même.

Vous ne rendez pas service aux animaux si, dans cette situation, vous dites : « Et pourquoi pensez-vous cela ? », que la personne répond : « Parce que je suis bouddhiste et que je crois en l’interconnexion de toute vie », et que vous lui rétorquez qu’elle est idiote, ou irrationnelle, de croire au bouddhisme sous prétexte que vous, vous êtes athée, d’esprit « scientifique », et que vous ne croyez pas au bouddhisme.

De même, si le fondement de votre souci moral des animaux est le bouddhisme, votre tâche n’est pas de convaincre les autres de devenir bouddhistes. La source du souci moral d’une personne peut être en effet complètement différente de la vôtre et résulter de la lecture d’un poème de Byron, qui était athée (et pourtant tourmenté par la question de Dieu), ou encore de la relation qu’elle a tissée avec son chien. Ce qui compte, c’est que vous partagiez tous deux le souci moral des animaux. La raison pour laquelle vous éprouvez ce souci moral est hors de propos. Tout ce qui importe, c’est le fait que vous l’éprouviez.

Si une personne déclare que son souci moral vient de ce qu’elle a grandi dans une ferme avec des animaux, qu’un jour cela a fait tilt alors même que ces animaux étaient exploités par sa famille, qu’elle a reconnu à partir de là son affinité avec eux mais qu’elle n’est pas certaine pour autant de ce qu’elle doit faire au niveau pratique, notre tâche consiste à lui montrer en quoi son sens de l’affinité doit la conduire au véganisme et à soutenir l’abolition de l’exploitation. Notre tâche n’est pas de la critiquer sous prétexte que son sens de l’affinité avec les non-humains s’est développé dans une situation que nous considérons comme moralement répréhensible.

Je parle beaucoup de la non-violence comme source du souci moral quant aux questions impliquant des humains et des non-humains. Je crois juste de dire que beaucoup de gens partagent avec moi la conviction que la non-violence représente une valeur importante et fondamentale, indépendamment du fait qu’ils la relient généralement à une religion ou une tradition spirituelle particulière. De fait, de nombreuses personnes adoptent la non-violence en tant que concept purement laïque. Et c’est précisément parce que la non-violence est une valeur morale adoptée par beaucoup de gens malgré ce qu’ils peuvent croire par ailleurs qu’elle fournit une structure commune à partir de laquelle de nombreux sujets peuvent être abordés. Je ne parle jamais de la non-violence dans un contexte métaphysique ou spirituel particulier lorsque je discute d’éthique animale, car cela n’est ni utile ni pertinent. Si vous et moi partageons une préoccupation morale commune — notre croyance en la non-violence —, la raison pour laquelle nous l’éprouvons n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que notre croyance commune est le fondement de notre préoccupation morale de la violence envers les animaux. De cette préoccupation morale commune, nous pouvons raisonner sur les importantes conclusions morales du véganisme et de l’abolition.

Je répète : nous ne devons pas nous soucier de la raison pour laquelle les gens sont concernés par les animaux ; ce qui importe, c’est qu’ils aient cette préoccupation. Les raisons pour lesquelles ils se préoccupent des autres animaux — humains ou autres — importent seulement dans la mesure où ces raisons limitent leur souci moral, non quand elles l’augmentent.

Plus à venir…

Si vous avez une question à me poser, veuillez la soumettre sur notre page Contact.

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Si vous n’êtes pas végan, s’il vous plaît, devenez-le. C’est facile, c’est meilleur pour votre santé et l’environnement, et par-dessus tout, c’est moralement la bonne chose à faire.

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Images violentes et militantisme

On me demande souvent s’il est souhaitable, dans la sensibilisation d’autrui au véganisme abolitionniste, de recourir à des images violentes montrant des scènes d’abattage ou encore la réalité des élevages industriels. Lorsque je fais part de mes hésitations et de mes inquiétudes, les personnes qui connaissent mon passé me disent souvent : « Mais visiter un abattoir n’a-t-il pas eu un effet profond sur toi ? »

Cela est assurément le cas. Mais nous devons faire la différence entre l’origine de notre préoccupation morale des animaux et les arguments que nous déployons en faveur de l’abolition et du véganisme. Dans mon précédent post, Souci moral, impulsion morale et argumentation logique dans la défense des droits des animaux, j’ai maintenu que la rationalité est absolument essentielle pour une défense efficace des droits des animaux, mais que pour qu’une personne soit réceptive à l’argument rationnel, elle doit d’abord concevoir au moins une certaine inquiétude morale à l’égard des animaux. Elle doit avoir l’impulsion morale de vouloir faire la chose juste concernant au moins certains animaux, afin de pouvoir répondre positivement aux arguments logiques à propos de ce qu’est cette juste chose à faire. L’inquiétude et l’impulsion morales peuvent avoir plusieurs origines. Si, cependant, une personne ne se préoccupe tout simplement pas des animaux et ne les considère en aucune façon comme des membres de la communauté morale, la logique et la rationalité ne seront guère utiles.

Dans mon cas, mon inquiétude morale est née de la visite d’un abattoir et d’une reconnaissance simultanée qu’un engagement pour la non-violence était gravement incomplet s’il n’était pas appliqué aux animaux. Ce fut cette inquiétude et la très forte impulsion morale qui en a résulté qui m’ont conduit à développer l’approche abolitionniste des droits des animaux, laquelle considère que tous les êtres sentients font partie de la communauté morale et identifie le véganisme et l’abolition comme les seules réponses cohérentes à la reconnaissance de l’inhérente valeur morale des animaux.

Mais dire qu’une chose a servi à déclencher ou éveiller le souci moral d’une personne n’est pas dire qu’elle constituera également un outil de plaidoyer efficace pour ceux qui déjà se préoccupent moralement des animaux tout en hésitant à propos de ce que cela implique concrètement dans leurs vies et leurs efforts de plaidoirie. Montrer des vidéos sanglantes à quelqu’un peut déclencher chez lui un souci moral, mais la plupart de ceux qui visionneront de tels films sont déjà concernés par le sort des animaux et tentent simplement de comprendre que faire de leur propre inquiétude. Le danger est que les vidéos sanglantes incitent les gens à se concentrer sur le problème du traitement et non sur celui de l’utilisation des animaux, particulièrement lorsqu’elles sont présentées, ainsi qu’elles le sont souvent, comme des appels explicites ou implicites aux réformes de bien-être. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne les vidéos consacrées aux élevages industriels ou aux « abus » commis au sein desdits élevages. Beaucoup de gens visionnant de tels films repartent avec un message welfariste très clair, selon lequel la solution réside dans les labels « heureux », les élevages familiaux, la CCTV, et plus généralement dans n’importe quoi excepté le véganisme. Nous connaissons tous de telles personnes.

Et c’est le risque. En effet, lorsqu’au départ nous avons ouvert ce site, il y avait en bannière des images sanglantes. L’une des raisons pour lesquelles j’ai retiré ces images est que certaines personnes en concluaient que les défenseurs des animaux devaient se focaliser sur les réformes de bien-être afin d’ « améliorer » le traitement des animaux. Ce qui allait à l’encontre des buts et de la philosophie du site !

En outre, je pense qu’il y a une différence significative entre visiter un abattoir et regarder un film le représentant. Celui-ci est sanglant, mais une partie de l’horreur d’un abattoir réside dans le contact visuel que vous établissez avec des animaux particuliers que jamais vous n’oublierez. Si ce genre d’expérience n’éveille pas en vous de prédisposition à vous sentir moralement préoccupé ou à ressentir de l’empathie envers les animaux nonhumains, je ne vois guère ce qui le fera.

Par conséquent, nous devons être prudents quant à l’utilisation, dans le cadre du militantisme, de ce genre de documentation. Je n’y suis pas absolument opposé ; il peut aider une personne se débattant avec ces questions à développer l’inquiétude morale qui la rendra réceptive aux arguments rationnels en faveur du véganisme et de l’abolition. Il peut aussi être utile pour persuader quelqu’un qui est déjà concerné et possède l’impulsion morale, de s’orienter vers l’abolitionnisme. Mais, dans ce dernier cas, il peut aussi pousser cette personne à se focaliser sur le traitement et non l’utilisation, et dès lors nous retombons sur la viande « heureuse » et les réformes de bien-être.

Je l’ai expliqué dans mon article consacré à l’inquiétude morale :

D’un point de vue général, je ne dis pas que nous devrions nous servir, dans notre plaidoyer en faveur des droits des animaux, de l’élément déclencheur de notre inquiétude morale. Cela n’aurait aucun sens. Si l’inquiétude morale de quelqu’un a été déclenchée par la lecture de Black Beauty étant enfant, je ne dis pas que nous devrions promouvoir la lecture de Black Beauty comme moyen de plaidoirie. En effet, beaucoup de gens ayant lu Black Beauty étant enfants ne sont pas devenus végans pour autant. Mais ce livre (à l’instar d’innombrables autres livres, expériences, etc.) peut avoir déclenché l’impulsion morale d’une personne, la rendant dès lors réceptive aux arguments rationnels que nous développons en tant qu’abolitionnistes afin de l’amener à considérer tous les êtres sentients comme des membres de la communauté morale, et le véganisme comme la seule réponse cohérente à son inquiétude morale. Mais si elle n’a pas en premier lieu d’inquiétude morale, elle ne sera pas réceptive à ces arguments.

Quelqu’un peut avoir développé son souci moral des animaux en travaillant dans un élevage, intensif ou non, mais nous n’allons pas militer afin que les gens aillent travailler dans ce genre d’endroits dans le but de les persuader de devenir végans. Non seulement ce serait peu réaliste, mais il n’est pas sûr que ce soit aussi efficace que de fournir des arguments logiques à une personne se souciant déjà moralement des animaux.

J’ai connu quelqu’un dont le souci moral fut déclenché en travaillant comme assistant-étudiant dans un laboratoire qui utilisait des animaux. Cette personne a arrêté de travailler dans le laboratoire, a fait du bénévolat pour un grand nombre d’associations de bien-être animal et est devenue végétarienne pendant plusieurs années. Elle a embrassé le véganisme après avoir lu Introduction to Animal Rights, a cessé de plébisciter les réformes welfaristes au profit de l’éducation au véganisme. Elle fut sensible aux arguments logiques exposés dans Introduction to Animal Rights parce qu’elle se souciait moralement des animaux, résultat de son expérience en laboratoire. Mais je ne recommanderais certainement jamais à quiconque de travailler dans un laboratoire animalier pour devenir végan.

Le point à retenir : ne pas confondre l’origine de la préoccupation morale, qui peut venir d’à peu près tout, avec les arguments logiques exprimés en faveur du véganisme et de l’abolition.

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Si vous n’êtes pas végan, s’il vous plaît, devenez-le. C’est facile, c’est meilleur pour votre santé et l’environnement. Par-dessus tout, c’est moralement la bonne chose à faire.

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Souci moral, impulsion morale et argumentation logique dans la défense des droits des animaux

Quiconque a fait de la protection animale s’est trouvé en position d’expliquer rationnellement pourquoi l’exploitation des animaux ne peut se justifier sur le plan moral, pour se voir répondre au bout du compte des choses comme : « Oui, c’est intéressant, mais je ne crois vraiment pas qu’il soit mal de consommer des produits d’origine animale », ou : « Votre raisonnement est parfaitement logique, mais il se trouve que j’aime la crème glacée et le fromage et que je continuerai d’en manger. »

Comment cela peut-il être ? Comment les gens peuvent-ils rejeter des arguments logiques et rationnels ?

La réponse est simple : la logique et la rationalité sont cruciales dans le cadre d’une analyse morale. Mais elles ne sont pas en mesure de tout nous dire à propos du raisonnement moral. Celui-ci se révèle plus compliqué que les syllogismes logiques. Le raisonnement moral — sur les animaux ou autre — requiert quelque chose de plus que la logique. Ce quelque chose d’autre implique deux notions étroitement liées mais conceptuellement distinctes : le souci moral et l’impulsion morale, qui précèdent notre engagement au niveau rationnel ou logique.

Pour replacer cela dans le contexte de l’éthique animale : afin d’admettre un argument qui mène à la conclusion que tous les êtres sentients sont des membres à part entière de la communauté morale et que nous devons abolir, et non réglementer, l’exploitation animale, vous devez vous soucier moralement des animaux. Pour ce faire, vous n’avez pas nécessairement à les « aimer ». Mais vous devez admettre qu’au moins certains d’entre eux sont des membres de la communauté morale ; qu’ils sont des personnes morales nonhumaines envers qui nous avons des obligations morales directes.

Et vous devez vouloir agir, à leur égard, moralement et avec respect ; vous devez avoir une impulsion morale les concernant. Vous devez éprouvervos convictions morales en ce sens que vous voulez faire, pour les animaux, ce qui est juste. Si tel est votre cas, la logique et la rationalité peuvent être utiles pour produire des arguments irréfutables quant au fait que tous les êtres sentients ont un statut moral, et que nulle sorte d’exploitation animale ne peut se justifier moralement.

Mais si vous ne vous souciez pas moralement des animaux, si vous ne voulez pas bien agir à leur égard, alors tous les arguments du monde ne serviront pas à grand-chose. Si vous estimez ne rien leur devoir, vous ne serez guère intéressés par le fait de savoir envers quels animaux nous avons des obligations morales directes, ou par ce que ces obligations exigent que nous fassions.


Logique et rationalité : nécessaires mais pas suffisantes

Dans mon livre Introduction to Animal Rights: Your Child or the Dog?, j’avance un grand nombre d’arguments basés sur la logique et la rationalité. En voici un :

1. Le fait d’infliger de la souffrance à quelque être sentient que ce soit exige une justification morale suffisante. Or le plaisir, l’amusement ou le confort ne peuvent être considérés comme des justifications suffisantes pour imposer de la souffrance à un être sentient.

2. La plus « humaine » des agricultures animales implique que l’on inflige des souffrances considérables à des êtres sentients.

3. D’un point de vue général, nos meilleures (et nos seules) justifications pour consommer des produits d’origine animale sont le plaisir, le divertissement et le confort.

4. Par conséquent : nous ne pouvons justifier, d’un point de vue moral, la consommation de produits d’origine animale.

Tout ceci est très logique. Mais une telle argumentation ne conduira nulle part si vous n’admettez pas la première prémisse et ne voulez pas agir conformément à elle. Si vous n’admettez pas que vous êtes tenu de justifier de manière signifiante le mal que vous faites aux animaux, nous ne pouvons même pas commencer à parler avec vous d’éthique animale. La logique et la rationalité peuvent nous aider à prendre conscience que nous devons quelque chose aux personnes morales nonhumaines, mais elles sont inutiles face à quelqu’un qui ne se soucie pas des animaux d’un point de vue moral, et rejette l’idée qu’il faille une justification pour leur causer du tort.

La science est également impuissante partout où la première prémisse est concernée. Il n’y a aucun moyen de prouver « scientifiquement » que nous avons l’obligation de justifier le mal que nous infligeons à un être sentient. Comme n’importe quel étudiant en philosophie de première année le sait, vous ne pouvez tirer un « devoir-être » d’un « être ».

Par conséquent, pourquoi devons-nous admettre la première prémisse ?

J’affirme que ce premier principe est vrai et va de soi : tous les êtres sentients comptent moralement, et avant que je nuise aux intérêts de l’un d’entre eux, je suis tenu de justifier mon action. Lorsque j’utilise le mot « vrai », je l’entends dans le même sens que lorsque je dis de la tasse qui se trouve sur mon bureau qu’elle est rouge. L’affirmation : « La tasse est rouge » énonce une proposition vraie. La tasse sur mon bureau est rouge. De la même façon, l’affirmation : « Nous devons avoir une justification moralement suffisante pour infliger de la souffrance à un être sentient quel qu’il soit » énonce une proposition vraie reflétant notre intuition morale que faire souffrir est mal.

La proposition énoncée dans l’affirmation : « Et le plaisir, le divertissement ou le confort ne peuvent constituer des justifications suffisantes » (qui pourrait être aussi une prémisse indépendante) est également vraie et va de soi, car si de telles raisons pouvaient constituer des « justifications suffisantes », alors rien ne serait interdit par le principe premier susmentionné. Réfléchissez-y. Si nous disions : « Nous devons avoir une justification suffisante pour nuire à un enfant, mais lui faire du mal sans raison autre que parce que nous le voulons est acceptable », cela rendrait le principe exigeant que l’on justifie le fait de faire du mal vide de sens.

Si quelqu’un me demandait de prouver la première prémisse à l’aide d’une expérience scientifique ou d’un quelconque moyen qui satisferait un empiriste strict, j’en serais incapable. Mais, et alors ? Cela ne signifie pas que les propositions énoncées dans la première prémisse ne sont pas vraies. Quelqu’un pourrait-il nier la vérité de cette première prémisse ? Bien sûr. Mais cette personne pourrait aussi nier la vérité de la proposition relative à ma tasse rouge. Nous pouvons être sceptiques dès lors qu’on aborde les principes moraux, mais nous pouvons l’être également à propos de n’importe quoi. Qui sait si ma tasse est rouge ? Je suis peut-être victime d’hallucinations. Je peux ne pas exister de la manière dont je pense exister. Je peux n’être rien de plus qu’un cerveau dans un bocal stimulé par des électrodes afin de voir une tasse rouge qui n’existe pas.

J’estime que dire que la première prémisse est vraie et qu’elle va de soi n’est pas discutable. Je pose comme principe que la plupart des gens, si on leur demandait d’y réfléchir, en conviendraient aussi. A vrai dire, le sujet de Introduction to Animal Rights est que nous affirmons être d’accord avec la première prémisse, mais que nous n’arrivons pas à réfléchir de manière rationnelle à propos de ce qu’elle signifie et implique vraiment. C’est-à-dire que le problème n’est pas que nous ne pouvons prouver rationnellement la première prémisse, mais que bien que nous disions admettre sa vérité morale, nous n’avons pas l’impulsion morale de vouloir la suivre jusqu’au bout alors même que nous affirmons croire en sa validité (et, comme je l’explique plus bas, c’est à mon sens une autre manière de dire que nous ne sommes pas réellement concernés par les animaux d’un point de vue moral), ou que nous ne réfléchissons pas rationnellement à propos de ce qu’un tel principe exige que nous fassions en termes d’action pratique.

Simon le Sadique et Michael Vick

Dans Introduction to Animal Rights, j’ai introduit le personnage de Simon le Sadique, qui prend plaisir à faire exploser des chiens. Nous considérerions tous une telle conduite comme monstrueuse. Le but du personnage de Simon était de montrer que sa conduite enfreint le principe que nous admettons tous : à savoir qu’imposer à un être sentient de la souffrance exige une justification morale suffisante, et que précisément, le plaisir de Simon ne constitue pas une justification morale suffisante. Le reste du livre démontrait que notre acceptation de ce principe moral exige que nous considérions tous les êtres sentients, et pas seulement les chiens, comme des membres de la communauté morale, et que nous devons abolir l’exploitation animale dans son ensemble.

Plus récemment, j’ai fait les mêmes observations dans le contexte de cas réels de maltraitance animale impliquant par exemple Michael Vick. La réaction des gens à l’annonce de ce que faisait subir Vick à ses chiens fut unanime : tout le monde l’a condamné. Et ces réactions n’étaient pas seulement critiques : les gens étaient moralement indignés par sa conduite. Pourquoi ? La réponse est simple : il avait enfreint un principe moral que la majorité écrasante d’entre nous admet, et que nous regardons comme l’expression d’une vérité morale. Et eu égard à notre acceptation de ce principe, la logique et la rationalité exigent que nous comprenions parallèlement que rien ne distingue les actes d’un Michael Vick de ce que n’importe qui commet en imposant de la souffrance à un être sentient sans raison autre que celle du plaisir, du divertissement ou du confort. Une telle prise de conscience exige que nous devenions végans et que nous travaillions à abolir toutes les formes d’utilisation des animaux.

Si vous pensez que la première prémisse est vraie concernant les chiens, si vous voulez agir moralement et avec respect envers ces animaux, et attendu qu’aucun de ces deux points ne ressort de la logique ou de la rationalité, le raisonnement analogique peut alors être utilisé pour vous démontrer qu’il n’y a aucune différence moralement pertinente entre d’une part les chiens que vous considérez comme des membres de la communauté morale, et d’autre part tous les autres animaux sentients nonhumains. C’est une question de logique seulement après qu’il y a eu acceptation du fait que les animaux, ou au moins certains d’entre eux, comptent sur le plan moral. Nous pouvons recourir à la logique et à la rationalité pour montrer que les réformes portant sur le bien-être des animaux, et plus généralement tout ce qui exige moins que l’abolition de leur exploitation, ne parviendront pas à nous décharger de nos obligations envers eux eu égard à leur importance morale.

Mais si nous n’admettons pas préalablement que les animaux ont une importance morale, alors l’argumentation portant sur la question de savoir si nous devons les utiliser, ou comment nous devons les traiter, qu’elle soit basée sur la théorie des droits, l’utilitarisme, l’éthique de la vertu ou quoi que ce soit d’autre, n’aura aucun sens.

Ainsi que j’en débats dans Introduction to Animal Rights, la notion d’égale valeur inhérente n’est en aucun cas mystérieuse ou métaphysique. C’est au contraire une notion logique relative aux conditions minimales pour l’inscription à la communauté morale, et elle exige que nous accordions aux animaux le droit moral de ne pas être traités comme des choses. C’est une autre manière de dire qu’elle réclame que nous abolissions l’exploitation animale. Mais si nous n’admettons pas en premier lieu que les animaux appartiennent à la communauté morale, ou si nous ne nous soucions pas d’agir moralement à leur égard, alors l’idée qu’ils ont une égale valeur inhérente ne sera pas d’une grande utilité.

Nous rejetons tous l’esclavage des êtres humains parce que nous reconnaissons qu’il place ceux qui sont asservis entièrement hors de la communauté morale ; l’esclavage les réduit à des choses. Etant donné que notre sens moral inné nous dicte que tous les êtres humains doivent être inclus dans la communauté morale, qu’ils doivent être considérés comme des personnes morales et non comme des choses, alors, de tous les devoirs que l’acceptation de ce principe nous impose, c’est celui de l’abolition de l’esclavage qui prévaut. De la même façon, si nous estimons que les animaux ont une valeur morale, alors, de tous les devoirs que l’acceptation de ce principe nous impose, c’est celui de l’abolition de leur statut de propriété, de chose, qui prévaut, ce qui suppose de les traiter comme les personnes morales qu’ils sont. Et ceci implique que nous arrêtions de les consommer. Un point, c’est tout.

Mais si nous estimons qu’aucun animal n’a de de valeur morale — et c’est une question qui ne peut être « prouvée » de manière « objective » ou « scientifique » —, alors l’argumentation logique portant sur le fait qu’ils doivent être considérés comme des personnes morales et qu’ils possèdent le statut d’individu sera dépourvue de sens.

Quelle est la source du souci moral ?

Que faire si votre interlocuteur n’accepte pas la première prémisse ? Que faire s’il ne considère simplement pas les animaux comme des membres de la communauté morale ? Pouvez-vous prouver qu’il a tort ? Bien sûr que non.

Changer de conduite morale requiert des composantes affectives. Afin d’être ouvert à l’analyse logique de la question animale, vous devez considérer les animaux comme des membres de la communauté morale, et vouloir agir selon cet éclairage. Ce n’est pas une question de logique ni de rationalité. Vous devez sentir que ce que Simon le Sadique fait aux chiens est mal ; que ce que Michael Vick a fait aux siens est mal.

Une façon similaire de penser le souci moral est proposée par le Professeur Gary Steiner, qui débat du concept de parenté (kinship) avec les non-humains dans son livre Animals and the Moral Community: Mental Life, Moral Status, and Kinship. Steiner affirme que nous avons besoin du concept de parenté, autrement dit d’éprouver la connexion existant entre les humains et les non-humains, comme prélude à une réflexion sérieuse sur l’éthique animale.

Je suis d’accord avec Steiner en ce que je pense que la plupart d’entre nous ont une prédisposition au sentiment de parenté (kinship) avec les animaux. Ce sentiment a simplement besoin d’être éveillé ; nous devons en prendre conscience. Cette conscience nous permet de percevoir la vérité de la première prémisse, et peut advenir grâce à beaucoup de choses, isolées ou combinées à d’autres :

Elle peut naître de nos relations avec un compagnon animal.

Elle peut naître d’une perception de l’interconnexion de la vie, ou de quelque norme comme la « Règle d’or ». Une telle vision du monde peut avoir une dimension spirituelle ou non spirituelle.

Elle peut naître de l’adhésion au principe de non-violence vu comme vérité morale fondamentale. Là encore, une telle vision du monde peut avoir une dimension spirituelle ou non spirituelle.

Elle peut naître d’une perspective religieuse, telle que la possédait saint François d’Assise.

Elle peut naître de la visite d’un abattoir.

Elle peut naître de la littérature ou de la poésie.

Elle peut naître d’une expérience esthétique.

Bref, plusieurs occasions s’offrent à nous de prendre conscience de notre souci moral. Mais que nous appelions cela « souci moral » ou « sens de la parenté » (kinship), il est essentiel de comprendre que cela inclut forcément, de notre part, l’impulsion de vouloir suivre ce principe jusqu’au bout, d’agir de manière à reconnaître et respecter la valeur morale des animaux, à « matérialiser » par nos actes notre parenté avec eux.

Une fois que nous sommes en possession de ce souci moral ou de ce sens de la parenté qui englobent l’impulsion et le besoin d’agir justement envers les animaux, alors recourir à la logique et la rationalité pour arriver à certaines conclusions concernant qui doit appartenir à la classe des personnes nonhumaines (tous les êtres sentients selon moi) et dire ce que leur statut d’êtres moraux requiert de nous (l’abolition de leur exploitation selon moi), a un sens. Tant que nous n’éprouvons pas, à leur égard, ce souci moral, tant que nous n’avons pas l’impulsion de vouloir agir envers eux conformément au statut moral qui est le leur, la logique et la rationalité resteront lettre morte.

Défense abolitionniste

Si votre interlocuteur admet la première prémisse (et rappelez-vous que, dans cet article, j’évoque seulement un argument parmi les nombreux autres que j’avance dans mon travail), alors nous pouvons discuter avec lui de manière logique et rationnelle afin qu’il cesse de manger, porter ou consommer les produits d’origine animale et devienne végan. Qu’il soutienne l’abolition, et non la réglementation, de l’exploitation des animaux.

Mais lorsque nous nous engageons dans ce genre d’activité éducative, nous n’usons généralement pas d’arguments logiques et rationnels pour convaincre quelqu’un de la vérité de la première prémisse ; nous y recourons pour amener cette personne à voir que son souci moral des animaux, correctement compris, exige d’elle qu’elle parvienne à certaines conclusions (le véganisme et l’abolition) plutôt qu’à d’autres (consommation « compassionnelle » de produits animaux, produits animaux « heureux », réformes de bien-être, différence entre viande et produits laitiers, entre les vaches et les poissons, etc.).

Est-il possible que quelqu’un vous dise : « Je me soucie des animaux et je suis d’accord avec votre analyse logique, mais j’aime tellement le goût des produits d’origine animale que je ne vais pas arrêter d’en manger » ? Bien sûr que c’est possible. Mais ce genre de situation n’est généralement pas de celles qui sous-entendraient un échec de l’analyse logique ou rationnelle. Elle est plutôt le signe que la personne qui formule de telles déclarations ne pense pas vraiment que les animaux ont une importance morale, en dépit de ce qu’elle prétend par ailleurs. Il s’agit, de sa part, d’un manque de souci moral des animaux.

Par exemple, il y a des gens qui fétichisent les chiens ou les chats. Ils ne pensent pas vraiment à ces animaux comme à des membres de la communauté morale, mais éprouvent plutôt à leur endroit une sorte de réaction esthétique, ou possiblement encore une réaction de type obsessionnel, qui ne diffère en rien du genre de réactions que d’autres éprouvent envers les voitures, les vêtements ou d’autres objets. Nous avons tous croisé des excentriques obsédés par les chiens ou les chats, possédant une maison pleine de chiens ou de chats, mais mangeant par ailleurs toutes sortes d’autres animaux, et destinées à ne jamais s’engager sur la voie de l’éthique animale. Se soucier des animaux d’un point de vue moral, ce n’est pas les « aimer », ni les trouver « mignons ». C’est une question de vision morale ; c’est les considérer comme des êtres doués d’importance morale, et se soucier d’eux conformément à cet éclairage.

Nous pourrions dire encore que de telles personnes éprouvent un souci moral mais un manque d’impulsion morale. Mais d’après moi, éprouver un réel souci moral des animaux, c’est posséder l’impulsion morale d’agir justement envers eux. Le meilleur guide pour savoir ce qu’une personne croit moralement est de voir comment elle agit. Par conséquent, bien que j’estime que le souci moral et l’impulsion morale puissent être séparés à des fins explicatives, je considère le souci moral sans l’impulsion morale comme représentant une réelle absence de souci moral.

Il se rencontre, bien sûr, des gens pour penser que certains animaux ont une valeur morale, mais qui n’admettent pas l’argument analogique selon lequel tous les êtres sentients sont des membres à part entière de la communauté morale.

Par exemple, certains défenseurs des animaux, à l’instar de Peter Singer, considèrent que tous les êtres sentients sont des membres de la communauté morale, mais que seuls ceux qui possèdent une cognition de type humain, et en particulier un type humain de conscience de soi, en sont des membres à part entière. Singer rejette mon argument selon lequel tous les êtres sentients sont situés au même niveau en ce que tous tiennent à poursuivre leur propre existence, même s’ils ne pensent pas l’existence de la même manière que les humains « normaux ».

Vous pouvez également tomber sur quelqu’un qui reconnaît que les animaux ont une valeur morale, mais rejette l’argument selon lequel l’abolition est la seule réponse rationnelle à la reconnaissance du fait qu’ils comptent moralement.

Pratiquement l’ensemble du « mouvement » animaliste, tel qu’il est représenté par les grosses organisations néowelfaristes, n’est pas d’accord avec moi relativement aux problèmes structuraux posés par les réformes de bien-être animal et à la nécessité, pour le mouvement, d’adopter une base morale végane abolitionniste. Tous ces gens affirment que les réformes de bien-être sont en mesure d’améliorer dès maintenant la situation des animaux, et qu’elles auront des conséquences positives dans l’avenir. Je ne suis pas d’accord.

On rencontre d’autres situations où les gens disent considérer les animaux comme des membres de la communauté morale, tout en affirmant que nous devons appliquer une grille d’analyse des obligations morales que nous leurs devons différente de celle que nous utilisons avec les êtres humains.

Par exemple, certains ont posé que nous ne devrions pas parler de droits moraux ou de règles applicables, et qu’à la place nous devions nous laisser guider par une « éthique du care » tenant compte de toutes les particularités d’une situation. Mais ces personnes n’appliqueraient jamais une telle éthique dans les situations fondamentales où des humains seraient impliqués. Par exemple, aucun partisan de l’éthique du care ne soutiendrait que la moralité d’un viol dépend de la manière « responsable » dont il a été perpétré dans une situation particulière. Le viol est toujours mal parce qu’il profane le droit à l’intégrité physique. De la même façon, nous devons recourir à une analyse similaire partout où les intérêts fondamentaux des animaux sont en jeu. Nous ne pouvons en aucun cas prétendre que le « care » suffit, ou que nous ignorons un aspect essentiel de l’analyse morale : à savoir la nécessité de traiter des cas identiques de manière identique.

Dans ces trois cas, nous devons nous concentrer sur ce que la logique et la rationalité nous disent, étant donné que nous sommes tous d’accord pour dire que les animaux comptent moralement et que nous voulons faire, à leur égard, ce qui est juste ; nous voulons savoir quelles sont nos obligations morales envers eux. La logique et la rationalité constituent une part importante du processus d’identification des obligations morales précisément parce que nous considérons les animaux comme des membres de la communauté morale et que nous avons l’impulsion morale de faire, vis-à-vis d’eux, ce qui est juste.

Mais le point important de tout cela, c’est que la source de notre souci moral ou de notre impulsion morale n’a pas d’importance.

Si une personne se soucie des animaux en tant qu’êtres moraux, il importe peu que son impulsion morale ait été déclenchée par la relation qu’elle a tissée avec un compagnon animal, par la lecture de la vie de saint François d’Assise, d’un roman comme Black Beauty ou d’un poème comme Inscription on the Monument of a Newfoundland Dog de Byron, ou par sa croyance au principe de non-violence, à la Règle d’or ou à l’interconnexion de la vie, ou encore par sa révulsion esthétique devant la brutalité.

Ce qui importe, c’est qu’elle ait ce souci moral des animaux, et le désir de vouloir agir conformément à ce souci ; qu’elle ait conscience de la vérité morale de la première prémisse en ce qui concerne au moins certains animaux ; qu’elle admette comme vérité morale qu’au moins certains animaux sont des membres de la communauté morale, et qu’ils comptent moralement ; qu’elle perçoive la nécessité d’agir en accord avec le souci qui est le sien. C’est alors, et seulement alors — quand elle veut faire ce qui est juste à l’égard des animaux dont elle pense qu’ils comptent moralement —, que nous pouvons, avec elle, recourir à la logique et à la rationalité pour lui démontrer que son souci moral doit être étendu à tous les animaux, et qu’un tel souci exige d’abolir (et non de réglementer) leur utilisation. Qu’un tel souci exige qu’elle arrête de participer à l’exploitation animale. Elle peut ne pas admettre, ou ne pas admettre immédiatement, les arguments en faveur de l’égalité, de l’abolition et du véganisme, mais elle ne les comprendra même pas si elle n’a pas, préalablement, ce souci moral des animaux.

L’idée que le souci moral d’une personne, son sens de la parenté (kinship), ne peut résulter de ses opinions religieuses ou spirituelles est aussi stupide que prétendre qu’il ne peut résulter de la relation qu’elle a tissée avec un compagnon animal sans l’influence de la religion ou d’une tradition spirituelle. Les traditions religieuses et spirituelles sont un problème à cet égard seulement lorsqu’elles limitent le souci moral et déprécient la classe de ceux dont nous nous soucions moralement ; lorsqu’elles restreignent le sens de la parenté ; lorsqu’elles encouragent la violence plutôt que la non-violence. Et ne faisons pas semblant d’ignorer que les structures laïques peuvent, de la même manière, limiter le souci moral. Le fait est qu’elles le font, et qu’elles sont, de ce point de vue, tout aussi inacceptables.

Il m’est franchement égal qu’une personne considère les non-humains comme des membres de la communauté morale par suite de ses opinions religieuses, spirituelles, athées, agnostiques ou de quelque autre nature que ce soit.

Il m’est égal que la source de son souci moral des animaux soit la lecture du Sermon sur la Montagne et de sa conviction que Jésus faisait référence à tous les êtres, de la poésie byronienne (Byron était athée) ou (comme c’est mon cas) de la visite d’un abattoir qui l’a amenée à comprendre au niveau le plus fondamental que le principe de non-violence est dénué de sens s’il ne s’applique pas à tous les êtres sentients.

Tant qu’il y a, chez une personne, le souci moral et l’impulsion morale de vouloir faire ce qui est juste envers les animaux, nous pouvons raisonner avec elle sur ce qui fait que l’abolition et le véganisme sont les réponses logiquement adéquates à la reconnaissance (quel que soit ce qui l’a provoquée) de ce que les animaux sont des membres de la communauté morale.
Mais en l’absence de cette volonté de faire ce qui est juste, toute discussion à propos de ce que la logique établit comme étant ces choses justes à faire restera lettre morte.

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Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Les poubelles comme propriété

Voici ce qu’on peut voir sur le flanc d’un camion à benne à Los Angeles :

Il ne nous suffit pas de ne pas avoir honte du niveau de pauvreté que nous affichons ; nous criminalisons en plus les efforts des pauvres pour survivre en établissant des droits de propriété à nos poubelles.
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Si vous n’êtes pas végan, s’il vous plaît, devenez-le. C’est facile, et c’est meilleur pour votre santé et la planète.

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Quelques réflexions pour la Fête des Mères 2012

Il n’est pas de meilleure manière de célébrer la Fête des Mères qu’en cessant de participer à l’exploitation des mères nonhumaines via votre consommation de lait, de fromage et autres produits laitiers.

Une vache élevée pour son lait est fécondée de force annuellement, et ses bébés lui sont arrachés en quelques jours. Elle est, pendant 9 ou 10 mois de chaque année, soit enceinte, soit allaitante. Dès qu’elle a accouché, le cycle infernal recommence.

Tous les veaux, en l’espace de quelques jours, sont arrachés à leurs mères. Certains veaux femelles deviennent à leur tour des vaches à lait ; les autres, ainsi que les veaux mâles, sont vendus pour la viande.

Les publicités de nombreuses exploitations laitières locales ou biologiques montrent des photos de vaches heureuses. En réalité, « biologique » signifie simplement que les vaches sont nourries avec de la nourriture biologique, qu’elles n’ingurgitent ni antibiotiques, ni hormones de croissance. Mais, même dans les meilleures conditions, elles sont toujours torturées. Et toutes ces mères — qu’elles fassent partie d’élevages conventionnels ou « biologiques » — finissent dans les mêmes immondes abattoirs.

Le lait « heureux » ou les produits d’origine animale « heureux » sont tout simplement des choses qui n’existent pas.

Aujourd’hui, pensez aux souffrances et aux morts auxquelles vous participez simplement parce que vous aimez le goût du lait, du fromage, du beurre, des yaourts, des glaces, etc. Pensez à ce que cela signifie pour les vaches, ces douces mères que nous exploitons. Demandez-vous si tout cela en vaut la peine. Si votre cœur dit « non », alors devenez végan.

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Etre végan est une question de non-violence. Etre végan, c’est affirmer que vous rejetez la violence envers les autres êtres sentients, envers vous-même et envers l’environnement, dont tous les êtres sentients dépendent.

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Nouvel Athéisme, réalisme moral et droits des animaux : quelques réflexions préliminaires

Certains antireligieux tels que Richard Dawkins, Sam Harris et feu Christopher Hitchens, que l’on désigne souvent sous le nom de « Nouveaux Athées », sont les derniers en date à nous dire que nous devons faire appel à la rationalité et la science pour savoir que penser relativement aux questions morales importantes. Ces Nouveaux Athées rejettent généralement l’idée qu’il puisse exister des vérités morales indépendantes, ou que certaines actions puissent être intrinsèquement mauvaises ; ils refusent la notion de lois morales absolues. Ils soutiennent que la moralité influencée par des considérations spirituelles ou religieuses doit être rejetée.

Je tiens à passer en revue certains aspects de cette position, laquelle, à bien des égards, n’est réellement pas neuve chez les Nouveaux Athées. Je veux également parler de la manière dont elle affecte notre raisonnement sur l’éthique animale : au cours des dernières années, j’ai noté en effet une augmentation du nombre de défenseurs qui croient que les droits des animaux ne peuvent se fonder solidement que sur la rationalité et la science, et rejettent l’idée qu’il puisse exister des vérités morales indépendantes ou que certaines actions puissent être intrinsèquement mauvaises.

Tout d’abord, laissez-moi faire deux remarques. Premièrement, ce sujet nécessite davantage qu’un simple billet. Je livre donc ici mes pensées préliminaires et en dirai beaucoup plus dans l’étude que je suis en train de réaliser sur le réalisme moral et les droits des animaux.

Deuxièmement, j’insiste sur le fait que si nous rejetons l’idée que seule la rationalité scientifique est en mesure de fournir ce que nous avons besoin de savoir sur la moralité, nous ne sommes pas réduits pour autant à embrasser des croyances « surnaturelles » ou à nous rabattre sur une sorte de relativisme moral ou de subjectivisme. L’on peut souscrire aux vues du réalisme moral ou reconnaître le principe de non-violence comme vérité morale, par exemple, sans souscrire à l’idée d’une déité créatrice ou de la survivance de la personnalité après la mort. De fait, une partie du problème vient de ce que le débat est souvent orienté de façon à ce que, dès lors que vous rejetez le relativisme, le subjectivisme ou quelque autre point de vue similaire, il vous faille choisir entre le surnaturel ou la rationalité scientifique. C’est un faux choix.

Prière de choisir : utilitaristes ou jihadistes

Le théoricien de la littérature Terry Eagleton note dans sa critique de The God Delusion de Dawkins : « Si l’on excepte une indulgence – ténue et formulée du bout des lèvres – à l’égard des croyants ‘sophistiqués’, Dawkins tend à considérer la religion et le fondamentalisme religieux comme une seule et même chose. »

En outre, Dawkins incline à penser que l’idée d’une moralité fondée sur des règles est liée au religieux, et étant donné qu’il tend à assimiler la religion à la religion fondamentaliste, il esquisse des comparaisons entre la moralité fondée sur des règles et le fondamentalisme religieux.

Par exemple, dans The God Delusion, après avoir rendu un hommage de pure forme à Kant et déclaré que bien que « la déontologie n[e soit] pas tout à fait la même chose que l’absolutisme moral », il affirme que « pour l’essentiel, dans un livre sur la religion, il n’est pas nécessaire de s’étendre sur cette distinction. » Il ajoute que quoique « l’absolutisme n[e soit] pas entièrement dérivé de la religion, il est toutefois bien difficile de défendre les principes moraux absolutistes par des raisons autres que religieuses. »

Je suis d’accord pour dire que nous avons besoin du réalisme moral pour donner un fondement solide aux normes morales absolues que je considère comme vraies : à savoir qu’il est mal, par exemple, d’abuser les êtres vulnérables, de commettre un viol, de participer à l’exploitation animale ou d’attenter à la pudeur des enfants. Mais il n’est pas nécessaire de faire dériver le fondement de ces normes de la religion.

Dawkins note que, par opposition aux déontologistes, « les conséquentialistes, plus pragmatiques, pensent que la moralité d’un acte devrait être jugée sur ses conséquences », et met en contraste l’ « absolutiste » avec le « conséquentialiste ou l’utilitariste », lequel fait preuve d’une plus grande flexibilité quant aux questions morales. Il semble donc que Dawkins tente de définir les théories conséquentialistes, telles que l’utilitarisme, comme étant moins probablement liées à l’absolutisme d’une religion fondamentaliste que les théories des droits. Ce discours vous semble familier ? N’avez-vous jamais entendu des supporters du bien-être animal (qui sont toujours des conséquentialistes d’une espèce ou d’une autre) qualifier les partisans des droits des animaux de « fondamentalistes » ?

Quoi qu’il en soit, dans la mesure où ce débat est perçu comme une joute entre les Nouveaux Athées d’une part, et d’autre part les fondamentalistes religieux qui prônent l’assassinat des médecins avorteurs, participent à des attentats-suicides, prient pour la venue de l’apocalypse, encastrent des avions dans des tours, plébiscitent toutes sortes de discriminations, de haines, et soutiennent en général toute violence imaginable au nom de leurs dieux, les Nouveaux Athées gagnent facilement la partie sans passer par l’examen minutieux ni la discussion qu’un tel sujet requiert.

Mais le débat entre les uns et les autres réclame davantage que le fait de décider si nous aimons plus les utilitaristes que les jihadistes. L’aspect le plus intéressant du débat, c’est cette idée que n’importe quel discours sur une vérité morale objective ou sur des normes morales absolues divorçant d’avec la rationalité scientifique pose problème et doit être rejeté si l’on ne veut pas être un « ennemi de la raison ». En ce sens, le débat revient à opposer les Nouveaux Athées à tous ceux qui affirment que nous avons besoin d’une vérité morale objective, indépendante de toute posture, de normes morales absolues allant au-delà de ce que la science est capable de nous dire. Certes, les extrémistes religieux appartiennent au second groupe. Mais même s’ils n’entraient pas en scène, la controverse subsisterait.

Je veux me pencher sur ces membres du second groupe qui adoptent une certaine version du réalisme moral, ou l’idée que les professions de foi morales proclament des affirmations censées être vraies ou fausses, et qu’au moins certaines de ces affirmations sont vraies. Par exemple, un réaliste moral considère l’affirmation : « L’esclavage est mal » équivalente à cette autre affirmation : « La chaise est marron ». La première affirmation, comme la seconde, prétend rapporter un fait, bien que moral, et les deux affirmations sont vraies si les choses sont telles qu’on les dit (l’esclavage est mal ; la chaise est marron). Le réalisme moral ne consiste pas à dire que les vérités morales sont construites, ou rendues vraies, par le fait de ce que les gens estiment moralement ; mais plutôt que les vérités morales existent indépendamment de toute perspective, y compris les perspectives idéales. Je veux également inclure dans ce second groupe, outre les réalistes moraux, ceux dont les opinions se rattachent aux traditions spirituelles non occidentales (et souvent non théistes) promouvant la non-violence, ou ceux encore qui souscrivent aux religions théistes traditionnelles mais rejettent leurs interprétations violentes ou haineuses au profit de celles plébiscitant l’amour universel et la non-violence.

Un exemple de ce genre de débat que j’ai à l’esprit (mais je n’en discuterai pas ici en détail) est celui qui oppose Christopher Hitchens et Chris Hedges, ou Sam Harris et Hedges. Hedges rejette le fondamentalisme religieux qui sert de cible majeure aux Nouveaux Athées. Mais il soutient que la rationalité scientifique n’est pas la réponse en ce que les deux groupes sont également intolérants : « Ceux qui ne voient pas comme eux voient, ne parlent pas comme eux parlent et n’agissent pas comme eux agissent, sont seulement dignes de la conversion ou de l’éradication. »

Le débat entre Hedges et les Nouveaux Athées est, à un certain degré, influencé par le fait que Hedges, ancien correspondant à l’étranger et journaliste titulaire du Pulitzer, a réalisé des reportages sur les conflits au Moyen Orient, dans les Balkans, en Afrique, en Amérique Centrale, et qu’il a été témoin, durant longtemps, de toutes sortes d’atrocités. Il est donc naturellement enclin à centrer le débat sur la manière dont les Nouveaux Athées semblent soutenir des entreprises comme la guerre en Irak (à l’instar de Hitchens), ou l’affirmation de Harris selon laquelle nous sommes « en guerre contre l’islam ».

Bien que je sois généralement d’accord avec les positions de Hedges quant aux Nouveaux Athées, je désire aborder la question sous un angle plus général. Je soutiens dans la partie suivante que l’idée même que nous devrions agir rationnellement est une idée normative qui, comme les axiomes mathématiques, ne peut être « prouvée » et doit être acceptée comme vraie.

Mais même si la rationalité est en soi vue comme désirable d’un point de vue normatif, ou même comme une sorte d’impératif formel, nous ne pouvons apporter de réponses aux questions morales sans faire appel aux convictions morales qui ne peuvent être « prouvées » dans le cadre de la science ou de la rationalité, et dont la vérité — si elles sont vraies — dépend de quelque chose qui est indépendant des désirs contingents, des points de vue, des perspectives ou des passions. J’en arrive alors à un problème connexe : que la science est une activité sociale que l’on ne peut séparer des considérations politiques et morales.

Rationalité et vérité morale

La rationalité porte sur l’adéquation des moyens aux fins. Lorsque nous disons d’une personne qu’elle est irrationnelle, nous entendons généralement par là qu’elle choisit, pour atteindre une fin particulière, des moyens inappropriés.

La rationalité porte encore sur la cohérence des croyances. Si j’admets la proposition suivante : « Si X est vrai, il s’ensuit que Y est aussi vrai », et que j’admets également « X », alors je dois aussi admettre « Y ».

Mais l’affirmation : « Nous devons être rationnels », qui exige à la fois des notions normatives mais aussi les mêmes croyances indémontrables que d’aucuns rejettent avec mépris, a une signification double.

Commençons d’abord par l’affirmation : « Nous devons être rationnels », sans nous préoccuper de ce que la rationalité exige de nous pour faire ou croire.

Pourquoi ? Pourquoi « devons »-nous être rationnels ? Pourquoi « devoir » admettre « Y » si nous admettons « Si X est vrai, il s’ensuit que Y est aussi vrai » et « X » ?
Comment pouvons-nous « prouver » ces affirmations en « devoir-être » ?

La réponse courte, c’est que nous ne pouvons pas les prouver. A l’instar des axiomes mathématiques, elles ne peuvent l’être et doivent être acceptées comme vraies. C’est-à-dire que l’affirmation : « Nous devons être rationnels », est une position normative pas plus certaine que ne l’est l’affirmation : « Nous devons être bons et nous aimer les uns les autres. »

Maintenant, on peut répliquer que, bien que nous ne puissions prouver la vérité de l’affirmation : « Nous devons être rationnels », elle doit néanmoins être vraie puisque, sans la rationalité, nous ne pourrions faire d’affirmations ni seulement argumenter. Mais tel n’est tout simplement pas le cas. Même si nous ne reconnaissions pas la vérité objective de la rationalité, nous pourrions encore faire des affirmations et produire des arguments qui pourraient être valides ou non valides. Seulement, nous ne pourrions soutenir qu’une personne qui n’acceptait pas la conclusion d’un argument valide était irrationnelle. Ainsi, cette réponse laisse-t-elle encore un « devoir-être » à expliquer au niveau le plus fondamental.

Deuxièmement, même si nous ignorons les considérations précédentes et que nous acceptons le fait que nous devons choisir les moyens les plus favorables à nos fins, ou que nous devons avoir des croyances cohérentes avec nos autres croyances, qu’est-ce que la rationalité a à dire au sujet des fins que nous choisissons et des convictions que nous avons ?

Réponse : rien. Rien du tout.

La rationalité est, au mieux, une condition formelle, et ne peut servir à identifier les fins que nous devons choisir ou les convictions que nous devons avoir. Par exemple, se comporter d’une manière qui conduit à la fin du monde est irrationnel si vous ne considérez pas l’extinction de la vie comme une fin désirable. Mais pour ceux qui pensent que l’extinction est désirable parce qu’ils considèrent les humains comme un fléau, qu’ils ne se préoccupent pas des générations futures ou tiennent à des entreprises qui saccagent la planète, une conduite environnementalement destructrice peut être parfaitement rationnelle. La rationalité ne peut trancher la question de savoir si l’humanité est un fléau et qu’elle doit donc s’éteindre, ou si nous avons l’obligation de nous assurer de la santé de la planète pour les générations futures parce que les humains ont une valeur morale.

De même, si je crois que « tous les humains ont une égale valeur inhérente » et que j’admets que les membres du groupe X sont humains, alors la rationalité d’une telle conviction exige que je conclue que les membres du groupe X ont une valeur morale inhérente égale à celle des autres humains.

Mais, en dépit de l’opinion de Kant selon laquelle la raison exige la reconnaissance de l’égale valeur inhérente des humains, je puis rejeter l’égalitarisme au motif que j’estime que les humains excellant dans l’art musical ont une plus grande valeur intrinsèque que les autres en ce qu’ils enrichissent nos vies d’une manière unique. Je puis poser que ces humains « spéciaux » n’agissent pas mal s’ils traitent les autres de manière totalement instrumentale. Bien que Kant produise des arguments imparables sur l’égalité (dont je déclare dans mon propre travail qu’elle doit être étendue aux animaux nonhumains), il n’y a tout simplement nulle façon de prouver, à partir de la seule rationalité, que Kant a raison. La théorie de Kant (avec ou sans mes modifications) exige que nous ayons certaines convictions morales concernant l’appartenance à la communauté morale, et aucune rationalité « objective » ne peut nous contraindre à les avoir.

Le choix des fins à tenir pour estimables, ou des convictions morales à adopter, implique quelque chose allant au-delà de la rationalité. Et nul n’est en mesure de l’éviter. Les Nouveaux Athées Hitchens, Harris et Hedges sont tous des individus rationnels en ce qu’ils admettent que leurs convictions doivent être cohérentes les unes avec les autres. Mais ils ont des convictions morales très différentes.

Il est intéressant de noter que certains des plus éminents Nouveaux Athées croient, à l’instar d’Ayn Rand, que la pensée rationnelle, athée, nous mène dans une voie correspondant à des valeurs de droite. Comme mentionné précédemment, Hitchens était un ardent défenseur de la guerre en Irak et avait plusieurs idées de droite. Quant à Sam Harris, il nous dit que nous sommes « en guerre contre l’islam » et déclare : « Certaines règles [dictées par cette religion] sont si dangereuses qu’on pourrait même considérer comme éthique le fait de tuer ceux qui y croient. » Harris prétend en effet démontrer que nous pouvons prouver « scientifiquement » que l’islam est, moralement, une mauvaise religion.

Que l’on soit ou non d’accord avec cette vision des choses (et je ne le suis certainement pas), il est plutôt stupide de nier qu’elle reflète une croyance en certaines notions morales dont la vérité ne peut être prouvée de façon « objective » ou indiscutable. Hedges n’est pas d’accord avec cette vision du monde et ce n’est pas parce qu’il est irrationnel. Il admet simplement un ensemble différent de principes moraux. Le débat entre les Nouveaux Athées, qui ont toutes sortes de croyances en diverses notions normatives, et de gens comme Hedges, ne peut être tranché par un quelconque appel à la rationalité ; il ne peut l’être qu’en décidant de qui vous partagez la vision de la moralité.

Noam Chomsky décrit Harris et Hitchens comme des « fanatiques religieux » croyant en la « religion d’Etat » en ce qu’ils affirment que nous devons défendre la violence et les atrocités commises par l’Etat sous prétexte que cela doit être fait afin d’assurer le progrès de l’humanité et aboutir à d’autres merveilleuses conséquences.

Cette idée que le monde s’oriente dans une direction positive se retrouve également chez Dawkins, qui défend une espèce de parfait charabia appelé le « Zeitgeist [esprit du temps] moral », qu’il définit comme « un large consensus libéral de principes éthiques » évoluant sur notre impulsion, qui n’est pas motivé par la religion et se développe en dépit d’elle. En mettant de côté le fait que certaines des valeurs qu’il décrit positivement ont été essentiellement initiées par les interprétations non-violentes de traditions religieuses et spirituelles, certains des arguments qu’il avance pour démontrer que les choses changent en mieux sont remarquables. Par exemple, il nous dit qu’Hitler « n’aurait pas été remarqué du temps de Caligula ou de Gengis Khan ». Il reconnaît qu’il y a eu des pertes civiles en Iraq, mais que « ces chiffres sont largement inférieurs à ceux de la Seconde Guerre mondiale. » En mettant de côté le fait que Dawkins juge moralement les guerres par le nombre de morts qu’elles occasionnent (devrions-nous dès lors envahir des pays sans armées ? Cela réduirait à coup sûr le nombre des victimes), le « Zeitgeist moral », selon lui, fonctionne parce que moins de gens ont péri dans la guerre « préventive » menée contre un adversaire non menaçant (Saddam Hussein) que lors de la guerre contre Hitler, qui représentait lui-même un grand pas en avant par rapport à Caligula.

Franchement, je trouve que les opinions de Dawkins, ici, sont d’un réactionnaire à couper le souffle.

Curieusement, Sam Harris affirme être un réaliste moral. Mais exactement de la même façon que mon affirmation selon laquelle je suis Président des Etats-Unis ne fait pas de moi le Président, l’affirmation de Harris selon laquelle il est un réaliste moral ne le rend pas tel pour autant. Le réalisme moral, selon Russ Shafer-Landau dans son livre Moral Realism: A Defence (Oxford, 2003), pose qu’ « il existe des vérités morales qui sont vraies indépendamment de toute perspective privilégiée, en ce sens que les normes morales fixant les faits moraux ne sont pas rendues vraies en vertu de leur ratification dans une quelconque perspective réelle ou hypothétique. » Il ne m’apparaît pas que Harris soit, en ce sens, un réaliste.

Bien que Harris ne soit pas clair, il semble affirmer qu’en raison de ce que nous sommes, nous ne pouvons qu’attacher de la valeur au bien-être, que nous considérons comme objectivement précieux, et que nous nous regardons comme moralement tenus de générer du bien-être autant que possible. Ceci ferait de Harris un constructiviste en ce sens que ce qu’il dit, d’après cette interprétation, est que le bien-être est devenu une valeur morale « vraie » par suite de notre perspective particulière.

Ou bien Harris affirme peut-être que, par un effet de sens du langage, les affirmations sur la moralité sont réellement des affirmations descriptives sur le bien-être, et que la science peut nous dire si ces affirmations sont vraies ou fausses. C’est-à-dire que, exactement de la même manière que nous disons que nous ne pouvons faire de la science sans attacher de la valeur à une certaine sorte de preuves, de cohérence, etc., parce que, par définition, c’est cela faire de la science, nous ne pouvons agir moralement sans attacher de la valeur au bien-être parce que, par définition, c’est cela agir moralement. Par conséquent, lorsque nous disons : « John doit faire l’action A », ce que nous voulons dire c’est : « Si John fait A, le bien-être surviendra probablement. » La science peut nous dire si et dans quelle mesure A générera du bien-être. Mais cela implique une simple déflation sémantique (Harris prétend que les affirmations morales sont « identiques » aux affirmations factuelles sur le bien-être) et permet à Harris d’éviter (d’après lui) le problème du être/devoir-être. Il n’y a aucun appel à une quelconque norme normative ultime considérée comme objectivement vraie. Ce n’est pas là une position propre au réalisme moral.

Si on lit Harris comme disant que ce bien-être est estimable dans l’optique « indépendante de toute posture » envisagée par Shafer-Landau, et que nous sommes tenus de le maximiser, alors il n’est plus qu’un autre penseur conséquentialiste et n’ajoute rien de nouveau à la théorie éthique sinon, peut-être, en introduisant l’idée que nous pouvons « scientifiquement » prouver ses déclarations ethnocentristes et xénophobes, comme le fait que l’islam serait, moralement, une mauvaise religion.

Comment transformer l’« être » revendiqué par la science en un « devoir-être »

Les Nouveaux Athées, ou certains d’entre eux, nous disent que la notion de vérité morale objective ou indépendante de toute posture, ou les croyances spirituelles et religieuses, ne peuvent nous apprendre ce qui « est ». D’après eux, seule la science serait en mesure de nous dire ce que sont les faits « réels ». La science fournirait la Vérité objective. Tout le reste serait moindre que la Vérité.

Une fois encore, cette manière de voir ignore le fait que les métathéories établissant ce qui est considéré comme « scientifique », à l’instar des axiomes mathématiques ou de la position selon laquelle la rationalité est un impératif formel, doivent être acceptées comme vraies et ne peuvent être prouvées. Bien que ceux qui souscrivent au Nouvel Athéisme puissent admettre ceci en tant que proposition abstraite, ils échouent à comprendre ce que cela implique pour leur propre entreprise.

Thomas Kuhn, dans The Structure of Scientific Revolutions, probablement le livre de philosophie des sciences le plus influent du XXe siècle, a popularisé l’usage du « paradigme » pour décrire les réalisations scientifiques ayant cours dans une certaine période de temps afin de déterminer ce qui doit être observé, quelles sortes de questions doivent être posées, comment les études doivent être structurées, et les résultats des études interprétés. Kuhn soutenait de façon persuasive qu’on ne pouvait prouver les paradigmes comme étant vrais ou faux, et qu’il était naïf de considérer la science comme incarnant la « Vérité ». Différents paradigmes représentent différentes visions du monde, différents points de vue.

Paul Feyerabend, dans des travaux tels que Against Method, a poussé cette idée encore plus loin, argumentant contre l’idée rationaliste selon laquelle il existe des lois identifiables de méthode scientifique déterminant quelle science est la « bonne » science. Feyerabend a avancé l’idée que la science implique davantage de choses que ce mythe que les scientifiques veulent accroire, et que des éléments non scientifiques sont souvent mêlés à leurs succès, y compris l’inspiration née de sources mythiques ou religieuses. Il a clairement expliqué que la frontière entre la science d’une part, et la religion, les mythes, la magie, etc., d’autre part, ressort autant du mythe que tout ce que les scientifiques déclarent rejeter comme mythique.

Mais même si l’on réfute ce que Kuhn, Feyerabend (et beaucoup d’autres) ont dit à propos des hypothèses que la science est obligée de formuler et qui ne peuvent être prouvées, ou du fait qu’il n’existe pas de frontière claire entre science et religion, on ne peut sérieusement croire que la science telle qu’elle est pratiquée est, d’une manière ou d’une autre, séparable des institutions politiques et sociales. Comme Richard Levins et Richard Lewontin l’ont souligné dans leur essai révolutionnaire The Dialectical Biologist, la science évolue à l’intérieur d’un contexte social et reflète intrinsèquement une perspective politique.

Pour comprendre ce dernier point, prenons un exemple tiré de l’essai de 1976 de Richard Dawkins, The Selfish Gene. Dawkins fait-il une affirmation « scientifique » à propos de « ce que sont » les gènes, ou se focalise-t-il à la place sur l’égoïsme et l’altruisme humains, recourant à ces comportements afin de fournir une description soi-disant « scientifique » du processus d’évolution d’un point de vue général, qu’il utilise alors pour expliquer l’égoïsme et l’altruisme humains ? Je pense, avec la philosophe Mary Midgley et d’autres, que la position que Dawkins propose est une hypothèse s’appuyant davantage sur l’individualisme réductionniste des Lumières que sur les idées de Darwin, lesquelles, ainsi que le soutient Midgley, impliquaient l’interaction et la coopération, et que le gène égoïste n’est pas un fait de nature. Il est fascinant de noter que le livre de Dawkins est devenu populaire précisément à l’époque où les idées de Reagan et Thatcher concernant le caractère souhaitable de l’égoïsme, de l’indépendance et de l’individualisme devenaient elles-mêmes populaires.

Pour Sam Harris, que nous soyons « en guerre contre l’islam » est explicitement un « fait ». Ce « fait » représente-t-il une affirmation en « être » objectivement vraie, ou reflète-t-il simplement l’adhésion de Harris à certaines idées politiques qui déterminent la manière dont il interprète ce qui se passe dans le monde et les « faits » qu’il établit ? Harris affirme que la moralité des talibans est, « d’un point de vue scientifique », mauvaise.

La science nous dit que nous devons croire ce que les faits semblent montrer. Cela est en soi une affirmation normative. Mais supposons que nous devions croire ce que montrent les faits. Qu’est-ce qui compte comme fait ? La réponse est qu’une certaine sorte de fait, conforme aux hypothèses du paradigme scientifique, compte, mais que tous les autres faits sont exclus et ignorés. Il peut exister des espèces d’empirisme complètement différentes (la théorie que tout savoir provient des sens par opposition au fait d’être inné). Il est incorrect de dire que le réalisme moral ou l’ensemble des traditions spirituelles se passent de preuves, ou qu’il n’y a pas de preuves pour les étayer. Il y a un souci des faits et il y a preuve ; simplement, ce n’est pas reconnu comme savoir « scientifique », car la science rejette dès le départ cette sorte de preuve. Beaucoup de choses peuvent être mesurées ; la science n’en mesure que certaines et définit même la manière dont les mesures doivent être prises. Tout le reste est ignoré.

Et, comme le soutenait William James, il nous est légitime d’avoir des croyances spirituelles ou religieuses même si nous n’en possédons pas la preuve.

Les Nouveaux Athées proposent un éventail de choix pauvre et incomplet : une fausse dichotomie entre le fondamentalisme religieux et ce qu’est, en réalité, le scientisme, ou « une foi exagérée dans l’efficacité des méthodes de la science naturelle appliquées à tous les champs d’investigation (comme la philosophie, les sciences sociales et les humanités). » Mais en admettant que la science puisse nous apporter des affirmations en « être » indiscutables, nous ne pouvons obtenir aucune affirmation en « devoir-être » issue de ces affirmations en « être ». Ainsi que le fait remarquer Chris Hedges : « La croyance que les disciplines rationnelles et quantifiables telles que la science peuvent être utilisées pour parfaire la société humaine n’est pas moins absurde que la croyance en la magie, les anges et l’intervention divine. »

La conviction que la science apporte les « vraies » réponses aux questions morales importantes a montré de façon répétée qu’elle pouvait avoir les plus inquiétants résultats. La science nous a dit que les femmes souffriraient physiquement si elles recevaient trop d’éducation ; de fait, la science a été utilisée à maintes reprises pour justifier la discrimination sexuelle. Elle nous a dit que les gens de couleur étaient physiquement et cognitivement différents des Blancs, ce qui a servi de fondement « factuel » à la justification de l’esclavage. On peut donner d’innombrables exemples de la manière dont la science a été utilisée afin de justifier de nombreuses violences ainsi qu’un large éventail de discriminations.

Un critique rétorquera que la science a été tout aussi bien utilisée pour soutenir des fins morales désirables. Par exemple, les scientifiques ont finalement abandonné les affirmations « scientifiques » sur l’infériorité physique supposée des femmes. Mais justement. Ce n’est pas la science qui pilote la moralité ; c’est la moralité (ou l’immoralité) qui pilote la science. Pour prendre une analogie (très) approximative issue de la théorie quantique : notre conscience morale détermine la réalité que nous voyons.

Athéisme et droits des animaux

De nombreux défenseurs des animaux se déclarent athées. Ils sont dans l’erreur en pensant qu’il existe quelque rationalité « objective » ou combinaison de faits scientifiques et rationnels qui, bien que rejetant les prémisses morales, peuvent garantir la conclusion morale que nous devons cesser d’exploiter les animaux.

La philosophie abolitionniste que j’ai développée s’appuie certainement sur l’argumentation rationnelle, mais repose au bout du compte sur les fondements du réalisme moral. Par exemple, lorsque je déclare qu’ « il est mal d’infliger des souffrances à un être sentient sans justification suffisante », j’entends par là un principe contenant une idée morale. A partir de ce principe, avec la prémisse logique que le concept d’idée morale est dénué de sens dès lors que le plaisir, le divertissement ou le confort sont considérés comme des « justifications suffisantes » de la part de la ou des personne(s) imposant lesdites souffrances, j’en arrive rationnellement à la conclusion que nous ne pouvons justifier la plupart des usages que nous faisons des animaux, quelque « humains » ces usages puissent être. (J’ai d’autres arguments contre l’utilisation des animaux quelle qu’elle soit, qui ne sont pas invalidés par l’argument de la « nécessité »).

Ainsi ma théorie (ou tout au moins cette partie) repose certes sur la logique et la rationalité, ainsi que sur certaines idées concernant la sentience animale qui ne ressortissent pas au domaine de la moralité. Mais vous ne pouvez parvenir à aucune conclusion normative si vous n’êtes pas d’accord avec l’idée morale qu’il est mal d’infliger des souffrances à un autre être sentient sans justification suffisante. Si vous me demandez de « prouver » la vérité de cette idée morale en recourant à une structure prescrite par la science ou d’une manière que toute personne rationnelle serait contrainte d’admettre, j’en suis incapable. Cela ne veut pas dire que le fait qu’« il soit mal d’infliger des souffrances aux animaux sans justification suffisante » n’est pas une idée morale, ni qu’aucune preuve ne la soutient. Il se trouve simplement que ma philosophie est également basée sur des intuitions morales, qui impliquent des convictions basées sur l’expérience mais qui ne peuvent être « prouvées » par les sortes de preuves utilisées dans le paradigme scientifique qui prévaut. Cependant, je soutiendrais que la vérité de l’intuition morale selon laquelle « il est mal d’infliger des souffrances aux animaux sans justification suffisante » va de soi, même si sa vérité ne repose pas sur l’observation.

Un autre argument que je formule est que si nous reconnaissons aux animaux une quelconque valeur morale, nous devons leur accorder le droit de ne pas être traités comme des propriétés. J’affirme plus loin que leur accorder cet unique droit exige l’abolition de toutes les utilisations que nous faisons d’eux, quand bien même ces utilisations seraient « humaines ». Comme dans le cas de l’argument précédent, je m’appuie sur une intuition morale : à savoir que les animaux comptent moralement, même s’il existe des différences cognitives entre eux et nous. Si vous partagez cette intuition — si vous admettez l’idée que les animaux comptent moralement —, alors la rationalité exige que vous reconnaissiez que les animaux ont le droit fondamental, pré-légal, de ne pas être des propriétés. Mais la rationalité n’exige pas que vous reconnaissiez qu’ils ne sont pas simplement des choses.

D’ailleurs, Peter Singer ainsi que d’autres personnes défendant le welfarisme reconnaissent que les animaux ont des intérêts moralement importants mais soutiennent, contrairement à moi, que nous pouvons, d’un point de vue moral, maintenir l’institution de la propriété animale car, selon eux, les animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes réflexivement de la manière dont les humains le sont, et ne possèdent donc pas l’intérêt à la poursuite de la vie. Par conséquent, toujours selon eux, nous pouvons utiliser et tuer les animaux à des fins humaines aussi longtemps que nous les traitons d’une manière qui accorde une considération morale suffisante aux intérêts qui leur sont propres, particulièrement celui de ne pas souffrir.

En cela réside une autre question importante qui ne peut être résolue simplement par un appel à la rationalité ou aux faits scientifiques. Singer et moi sommes d’accord pour dire que la sentience est tout ce qui est requis pour que les animaux aient moralement de l’importance, mais nous sommes en désaccord en ce qu’il ne considère pas que la sentience suffit à générer l’intérêt à la poursuite de la vie qui, selon lui, est nécessaire à l’obtention prima facie d’une protection morale contre le fait d’être utilisé comme ressource. Je considère la sentience comme suffisante pour donner son essor à l’intérêt à la poursuite de la vie, et je soutiens que cet intérêt doit être sanctuarisé non seulement en tant qu’argument prima facie, mais encore en tant que droit moral, et que nous ne pouvons justifier quelque utilisation des animaux que ce soit.

En mettant de côté le fait que j’admette, contrairement à Singer, l’existence de droits moraux (autre problème qui ne peut être résolu par un appel à la rationalité scientifique), il est un sens en lequel mon désaccord avec Singer à cet égard ressemble, au moins en partie, à une question factuelle qui ne peut être résolue par quelque découverte « scientifique » sur la conscience de soi des animaux. Je m’explique. Singer prétend que la plupart des animaux n’ont pas l’intérêt à la poursuite de la vie parce qu’ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes ; je rejette cette position. Bien qu’il y ait une composante factuelle à cela concernant la nature de la conscience animale, il y a, de façon plus importante, un aspect non factuel que la science ne peut résoudre quant à ce qui compte, pour des fins morales, comme conscience de soi. Singer soutient que la seule sorte de conscience de soi qui importe est la conscience de soi réflexive, et que la plupart des non-humains ne sont pas conscients d’eux-mêmes de cette manière ; j’admets que la plupart des animaux ne sont probablement pas conscients d’eux-mêmes réflexivement, mais je maintiens qu’un tel argument est non pertinent en ce que la seule conscience de soi qui importe pour détenir l’intérêt à la poursuite de la vie est celle qui accompagne la conscience perceptuelle, qui ne requiert rien de plus que la sentience.

Ainsi, Singer et moi pouvons être d’accord sur les faits relatifs à la conscience animale. Mais nous parvenons à des conclusions différentes en raison de nos différences de points de vue quant à ce qui doit être considéré comme la sorte de conscience de soi qui doit être retenue pour détenir l’intérêt à la poursuite de la vie. Quoi qu’il en soit, la rationalité et la science ne peuvent résoudre ce genre de désaccords.

Rationalité et révolution du cœur

Je dis souvent que mettre fin à l’exploitation animale réclame une « révolution du cœur ». Ce que j’entends par là, c’est que nous devons rejeter toutes les idéologies de domination et de pouvoir, qu’elles soient religieuses ou profanes, qui nous autorisent à transformer les autres êtres sentients — humains ou nonhumains — en « autres », nous permettant ainsi d’ignorer leur valeur morale et de les traiter en objets. Nous devons embrasser la non-violence comme principe normatif fondamental — un principe que nous considérons refléter une vérité morale — et comme le principe moral fondateur dont dérivent toutes les positions morales. La notion de « parenté » (kinship) du philosophe Gary Steiner se rattache directement à ces idées.

Je crois que beaucoup de traditions spirituelles et religieuses, correctement comprises, considèrent la non-violence comme une valeur fondamentale. Je rejette toutes celles qui ne le font pas. Cependant, je ne les rejette pas en ce qu’elles seraient « irrationnelles » : les idéologies du pouvoir et de la domination peuvent être parfaitement rationnelles si votre boussole morale vous incline vers elles. Je rejette les idéologies du pouvoir et de la domination, qu’elles soient religieuses ou profanes, parce qu’elles sont, selon moi, moralement dans l’erreur.

Une révolution du cœur exige que nous nous recréions conformément aux plus hautes aspirations communes de toutes les traditions reconnaissant l’importance de la non-violence, et que nous rejetions toute structure pourvoyeuse de violence, de discriminations, de préjugés et de haine.

Une partie de l’attraction qu’exercent les Nouveaux Athées tient à ce que tout le monde, y compris celles et ceux qui ont pu embrasser une fois dans leur vie une religion traditionnelle, est malade et fatigué de la violence – de la haine, des préjugés, des discriminations, des guerres, du matérialisme, etc. — promue par certaines religions institutionnelles. Rejeter cette haine et cette violence est une bonne chose. De nombreux défenseurs des animaux constatent avec justesse que des traditions comme le christianisme, le judaïsme et l’islam, ont été interprétées de manière à justifier le spécisme et l’exploitation animale. Ceci a conduit un grand nombre de ces personnes à se déclarer hostiles aux croyances spirituelles ou à l’idée d’une vérité morale objective. Mais peut-être devrions-nous réfléchir au fait que le vrai coupable n’est pas les croyances spirituelles ou religieuses en elles-mêmes, mais la violence que certaines de ces traditions ont été accusées, à tort ou à raison, de promouvoir, par le biais des interprétations.

Dans la mesure où l’on considère que la violence de quelque type que ce soit est approuvée par « Dieu » ou par la religion, se débarrasser de Dieu ou de la religion n’a pas nécessairement pour résultat la paix, l’amour et la justice. Les institutions séculières promeuvent la violence aussi bien.

Le Nouvel Athée Christopher Hitchens déclare : « Je suis absolument convaincu que la principale source de haine dans le monde est la religion, et la religion organisée. » Je ne suis pas d’accord. C’est la haine qui est le problème ; aucune institution, qu’elle soit religieuse ou séculière, ne cause la haine. Elle fournit simplement un mécanisme pour l’exprimer.

Je reconnais que le concept de révolution du cœur repose sur une idée morale dont la « vérité » ne peut être prouvée de la façon dont la science définit la vérité et compte tenu de ce qu’elle considère comme évidence acceptable. Ce concept réclame de croire en la vérité morale de la non-violence. Et la rationalité scientifique ne peut nous amener à cette vérité, non plus qu’à aucune vérité morale.

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Si vous n’êtes pas végan, s’il vous plaît, devenez-le. C’est facile, c’est meilleur pour votre santé et l’environnement (en admettant que vous attachiez de la valeur à l’une et à l’autre, mais la rationalité n’exige pas que vous le fassiez). Mais par-dessus tout c’est, sur le plan éthique, la bonne chose à faire (mais c’est là une conclusion morale qui repose sur un argument incluant des prémisses morales qui ne peuvent dériver de faits scientifiques ou d’une quelconque notion de rationalité non normative).

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Rutgers University
©2012 Gary L. Francione

Remplacer une cage par une autre

En 2007, Peter Singer, dans le cadre d’une campagne de promotion des œufs de poules élevées en plein air, avait loué les Européens d’être soi-disant entrés dans une phase de suppression des cages de batterie : « Les cages de batterie sont progressivement éliminées en Europe — pourquoi sommes-nous en retard ? »

Comme je l’avais noté à ce moment-là, le rapprochement de Singer d’avec les efforts des Européens concernant les œufs de poules élevées en plein air était fallacieux :

Premièrement, même si l’Union européenne a décidé que les traditionnelles cages de batterie seront bannies en 2012 (…), les producteurs d’œufs continueront d’être libres, sous l’interdiction européenne, d’utiliser des ‘cages améliorées’ qui, même selon les organisations les plus conservatrices de protection des animaux telles que la Compassion in World Farming, ‘échouent à résoudre plusieurs des problèmes de bien-être animal inhérents au système d’élevage en batterie’.

J’ai écrit un article ultérieur sur cette fameuse « interdiction » de l’UE et, en 2010, j’en ai discuté dans mon livre The Animal Rights Debate: Abolition or Regulation?, que j’ai coécrit avec le professeur Robert Garner. Il ne s’agit pas du tout d’une « interdiction ».

Ainsi, l’ « interdiction » supposée des cages de batterie était censée entrer en vigueur le 1er janvier 2012.

Et Peter Singer de se réjouir à ce sujet.

Dans un article de CNN intitulé : « Singer: Europe’s ethical eggs », Singer ne tarit pas d’éloges :

Ce début d’année marque une avancée majeure pour le bien-être animal, et, par conséquent, pour l’Europe, une étape vers l’avènement d’une société plus humaine et civilisée — celle qui manifeste son inquiétude à l’égard de tous les êtres ayant la capacité de souffrir. C’est aussi l’occasion de célébrer l’efficacité de la démocratie et la puissance d’une idée morale.

Formidable ! Ces Européens viennent de faire un grand pas en faveur des animaux et de la civilisation en général.

Mais est-ce bien le cas ?

Mis de côté le fait qu’en dépit de la supposée « interdiction » il y ait encore environ 84 millions de poules en cages de batterie traditionnelles, dont environ 300000 en Grande-Bretagne. Mis de côté aussi le fait que la production d’œufs de poules élevées en plein air implique également la torture et l’exploitation animale puisqu’elle suppose l’entassement de milliers d’oiseaux enfermés dans une grande cage où ils vivent une hideuse et misérable vie qui se termine dans le même abattoir hideux et misérable. Le « must » de l’exploitation des poules est le système « libre parcours » qui implique également la torture (et, bien sûr, le meurtre) d’animaux.

Mais bien que Singer se réfère à la mesure de l’UE comme s’il s’agissait d’une « interdiction des cages de batterie », cette mesure, précisément, ne les interdit pas. Oui, les producteurs peuvent utiliser des systèmes plein air ou libre parcours (qui impliquent toujours torture, mort et exploitation), mais ils ne sont pas tenus de le faire. Que sont-ils tenus de faire ?
De remplacer une cage par une autre cage : la cage « améliorée ». Les poules en batterie sont encore des poules en batterie. La cage est plus grande, avec des nids artificiels et un griffoir.

Selon un article paru dans l’Ecologist : « Les poules pondeuses de batterie affrontent toujours l’enfer alors que les cages ‘améliorées’ sont progressivement introduites ». Et voici une vidéo des « cages améliorées » fournie par l’article de l’Ecologist :

(Note : cette vidéo émane d’une association avec laquelle je suis en désaccord quant à ses positions et ses nombreuses autres campagnes.)

Regardez la vidéo. « Les œufs éthiques de l’Europe », n’est-ce pas ?

Il est intéressant de noter qu’en 2002, Compassion in World Farming a publié un reportage, « LAID BARE… The Case Against Enriched Cages in Europe », qui montre combien les cages « améliorées » sont terribles et pourquoi elles ne parviennent pas à régler les problèmes de bien-être existants des cages de batterie traditionnelles. Mais cela, c’était avant, et aujourd’hui, c’est aujourd’hui, et les grands groupes animalistes comme CIWF ont besoin de pouvoir déclarer une victoire même lorsqu’il n’y en a pas. Et donc, CIWF se joint à Singer pour crier victoire et louanger l’UE et son « interdiction » qui n’en est pas une.

J’ai, dans mes écrits, mis en garde contre l’emploi du mot « interdiction » appliqué aux réformes welfaristes, donnant comme exemple que le fait d’exiger des cages plus grandes pouvait être qualifié, très incorrectement selon moi, d’ « interdiction » des cages plus petites. Selon une telle interprétation, alors n’importe quoi peut être compris comme constituant une « interdiction ». L’ « interdiction » de l’UE des cages de batterie est un exemple dramatique du problème que j’ai identifié.

Mais ce qui est si terriblement tragique à propos de tout cela, c’est que le soi-disant « père du mouvement des droits des animaux » puisse considérer comme des « œufs éthiques » les produits d’animaux torturés. Même si, comme Singer, vous pensez que les poulets n’ont pas un intérêt moral significatif à vivre et que les tuer pour l’usage des humains n’est pas moralement mal en soi (point-clé du désaccord entre Singer et moi), comment pourriez-vous décemment considérer cette fameuse « interdiction » de l’UE — qui n’en est pas une — comme une indication selon laquelle l’Europe a fait un pas fondateur pour la civilisation ?

L’ « interdiction » de l’UE ne fait rien pour rendre notre culture plus civilisée. En revanche, elle véhicule la très dangereuse idée qu’il y aurait des manières « compassionnelles » de torturer et d’exploiter les animaux nonhumains. Elle véhicule l’idée que le fait de continuer de consommer des œufs est moralement défendable aussi longtemps que nous mangerons des « œufs éthiques » pondus par des poules en cage « améliorée » ou qui auront été torturées autrement.

L’industrie des œufs est, j’en suis sûr, très reconnaissante envers Singer et tous ceux des welfaristes qui pensent que nous pouvons être « éthiques » tout en consommant des œufs, tout comme les industries de la viande et du lait sont ravies de l’acceptation et de la promotion active du mouvement viande et produits d’origine animale « heureux ». C’est un exemple de ce que je considère comme étant un « partenariat » entre les défenseurs et les exploiteurs institutionnalisés des animaux. Il n’y a bien sûr pas d’accord explicite de partenariat, bien que dans de nombreux cas les exploiteurs et les défenseurs des animaux mènent des campagnes conjointes ; les défenseurs des animaux décernent des « récompenses » aux exploiteurs institutionnalisés, plébiscitent des labels viande/produits laitiers « heureux », etc. Tout ce qui est requis ici, c’est que les défenseurs des animaux promeuvent ce qui représente en fin de compte ce qu’il y a de meilleur pour l’industrie et qui perpétuera, au sein de la société, la consommation et l’exploitation des animaux nonhumains.

Si quiconque pense que des mesures telles que l’ « interdiction » de l’UE et le fait que les défenseurs des animaux fassent campagne pour elles et les couvrent de louanges, font autre chose que de rendre le public plus à l’aise par rapport à la consommation d’animaux et de produits d’origine animale, alors je ne suis pas d’accord. Personne ne peut nier de manière crédible que les commentaires de Singer ne sont pas une approbation explicite des « œufs éthiques d’Europe ». Personne ne peut nier qu’une telle approbation aura du poids auprès de ceux qui se soucient de la question de l’exploitation animale tout en recherchant un moyen de continuer d’exploiter les animaux avec « compassion ». Singer ainsi que les autres partisans de cette « interdiction » et de mesures similaires ont simplement fourni à ces personnes un permis moral d’exploiter les animaux.

Il n’y a pas d’œufs « éthiques » (ni de viande, de fromage, de lait ou autre chose), tout comme il n’y avait pas d’esclavage « éthique » et comme il n’y a pas de discrimination « éthique » d’aucune sorte.

L’« interdiction » de l’UE, qui n’est pas une interdiction, est le résultat de ce que les welfaristes jugent être des « décennies de campagnes ». Pensez à tout le temps, le travail et l’argent investis dans cette campagne. Imaginez maintenant ce qui serait arrivé si, durant ces mêmes décennies, les défenseurs des animaux avaient fait la promotion d’un message végan clair et sans équivoque. Le monde serait-il végan ? Non, bien sûr que non. Mais il y aurait beaucoup plus de végans et le discours social sur cette question aurait nécessairement été axé sur l’utilisation des animaux en tant que pratique culturelle, plutôt que sur les façons dont nous pouvons torturer et tuer avec « compassion » les non-humains sentients.

Je vous quitte avec ce bref poème du satiriste britannique Spike Milligan (1918-2002) :

Rage dans le Ciel

Si un rouge-gorge dans une cage
Met tout le ciel en colère
Qu’éprouve le ciel lorsque
Meurent des millions de poules en batterie ?

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Si vous n’êtes pas végan, pensez à le devenir. C’est une question de non-violence. Etre végan, c’est déclarer que l’on rejette la violence envers les autres êtres sentients, envers soi-même et envers l’environnement, dont tous les êtres sentients dépendent.

Le monde est végane ! Si vous le voulez.

Gary L. Francione
Professeur, Université Rutgers
©2012 Gary L. Francione