En 2007, Peter Singer, dans le cadre d’une campagne de promotion des œufs de poules élevées en plein air, avait loué les Européens d’être soi-disant entrés dans une phase de suppression des cages de batterie : « Les cages de batterie sont progressivement éliminées en Europe — pourquoi sommes-nous en retard ? »
Comme je l’avais noté à ce moment-là, le rapprochement de Singer d’avec les efforts des Européens concernant les œufs de poules élevées en plein air était fallacieux :
Premièrement, même si l’Union européenne a décidé que les traditionnelles cages de batterie seront bannies en 2012 (…), les producteurs d’œufs continueront d’être libres, sous l’interdiction européenne, d’utiliser des ‘cages améliorées’ qui, même selon les organisations les plus conservatrices de protection des animaux telles que la Compassion in World Farming, ‘échouent à résoudre plusieurs des problèmes de bien-être animal inhérents au système d’élevage en batterie’.
J’ai écrit un article ultérieur sur cette fameuse « interdiction » de l’UE et, en 2010, j’en ai discuté dans mon livre The Animal Rights Debate: Abolition or Regulation?, que j’ai coécrit avec le professeur Robert Garner. Il ne s’agit pas du tout d’une « interdiction ».
Ainsi, l’ « interdiction » supposée des cages de batterie était censée entrer en vigueur le 1er janvier 2012.
Et Peter Singer de se réjouir à ce sujet.
Dans un article de CNN intitulé : « Singer: Europe’s ethical eggs », Singer ne tarit pas d’éloges :
Ce début d’année marque une avancée majeure pour le bien-être animal, et, par conséquent, pour l’Europe, une étape vers l’avènement d’une société plus humaine et civilisée — celle qui manifeste son inquiétude à l’égard de tous les êtres ayant la capacité de souffrir. C’est aussi l’occasion de célébrer l’efficacité de la démocratie et la puissance d’une idée morale.
Formidable ! Ces Européens viennent de faire un grand pas en faveur des animaux et de la civilisation en général.
Mais est-ce bien le cas ?
Mis de côté le fait qu’en dépit de la supposée « interdiction » il y ait encore environ 84 millions de poules en cages de batterie traditionnelles, dont environ 300000 en Grande-Bretagne. Mis de côté aussi le fait que la production d’œufs de poules élevées en plein air implique également la torture et l’exploitation animale puisqu’elle suppose l’entassement de milliers d’oiseaux enfermés dans une grande cage où ils vivent une hideuse et misérable vie qui se termine dans le même abattoir hideux et misérable. Le « must » de l’exploitation des poules est le système « libre parcours » qui implique également la torture (et, bien sûr, le meurtre) d’animaux.
Mais bien que Singer se réfère à la mesure de l’UE comme s’il s’agissait d’une « interdiction des cages de batterie », cette mesure, précisément, ne les interdit pas. Oui, les producteurs peuvent utiliser des systèmes plein air ou libre parcours (qui impliquent toujours torture, mort et exploitation), mais ils ne sont pas tenus de le faire. Que sont-ils tenus de faire ?
De remplacer une cage par une autre cage : la cage « améliorée ». Les poules en batterie sont encore des poules en batterie. La cage est plus grande, avec des nids artificiels et un griffoir.
Selon un article paru dans l’Ecologist : « Les poules pondeuses de batterie affrontent toujours l’enfer alors que les cages ‘améliorées’ sont progressivement introduites ». Et voici une vidéo des « cages améliorées » fournie par l’article de l’Ecologist :
(Note : cette vidéo émane d’une association avec laquelle je suis en désaccord quant à ses positions et ses nombreuses autres campagnes.)
Regardez la vidéo. « Les œufs éthiques de l’Europe », n’est-ce pas ?
Il est intéressant de noter qu’en 2002, Compassion in World Farming a publié un reportage, « LAID BARE… The Case Against Enriched Cages in Europe », qui montre combien les cages « améliorées » sont terribles et pourquoi elles ne parviennent pas à régler les problèmes de bien-être existants des cages de batterie traditionnelles. Mais cela, c’était avant, et aujourd’hui, c’est aujourd’hui, et les grands groupes animalistes comme CIWF ont besoin de pouvoir déclarer une victoire même lorsqu’il n’y en a pas. Et donc, CIWF se joint à Singer pour crier victoire et louanger l’UE et son « interdiction » qui n’en est pas une.
J’ai, dans mes écrits, mis en garde contre l’emploi du mot « interdiction » appliqué aux réformes welfaristes, donnant comme exemple que le fait d’exiger des cages plus grandes pouvait être qualifié, très incorrectement selon moi, d’ « interdiction » des cages plus petites. Selon une telle interprétation, alors n’importe quoi peut être compris comme constituant une « interdiction ». L’ « interdiction » de l’UE des cages de batterie est un exemple dramatique du problème que j’ai identifié.
Mais ce qui est si terriblement tragique à propos de tout cela, c’est que le soi-disant « père du mouvement des droits des animaux » puisse considérer comme des « œufs éthiques » les produits d’animaux torturés. Même si, comme Singer, vous pensez que les poulets n’ont pas un intérêt moral significatif à vivre et que les tuer pour l’usage des humains n’est pas moralement mal en soi (point-clé du désaccord entre Singer et moi), comment pourriez-vous décemment considérer cette fameuse « interdiction » de l’UE — qui n’en est pas une — comme une indication selon laquelle l’Europe a fait un pas fondateur pour la civilisation ?
L’ « interdiction » de l’UE ne fait rien pour rendre notre culture plus civilisée. En revanche, elle véhicule la très dangereuse idée qu’il y aurait des manières « compassionnelles » de torturer et d’exploiter les animaux nonhumains. Elle véhicule l’idée que le fait de continuer de consommer des œufs est moralement défendable aussi longtemps que nous mangerons des « œufs éthiques » pondus par des poules en cage « améliorée » ou qui auront été torturées autrement.
L’industrie des œufs est, j’en suis sûr, très reconnaissante envers Singer et tous ceux des welfaristes qui pensent que nous pouvons être « éthiques » tout en consommant des œufs, tout comme les industries de la viande et du lait sont ravies de l’acceptation et de la promotion active du mouvement viande et produits d’origine animale « heureux ». C’est un exemple de ce que je considère comme étant un « partenariat » entre les défenseurs et les exploiteurs institutionnalisés des animaux. Il n’y a bien sûr pas d’accord explicite de partenariat, bien que dans de nombreux cas les exploiteurs et les défenseurs des animaux mènent des campagnes conjointes ; les défenseurs des animaux décernent des « récompenses » aux exploiteurs institutionnalisés, plébiscitent des labels viande/produits laitiers « heureux », etc. Tout ce qui est requis ici, c’est que les défenseurs des animaux promeuvent ce qui représente en fin de compte ce qu’il y a de meilleur pour l’industrie et qui perpétuera, au sein de la société, la consommation et l’exploitation des animaux nonhumains.
Si quiconque pense que des mesures telles que l’ « interdiction » de l’UE et le fait que les défenseurs des animaux fassent campagne pour elles et les couvrent de louanges, font autre chose que de rendre le public plus à l’aise par rapport à la consommation d’animaux et de produits d’origine animale, alors je ne suis pas d’accord. Personne ne peut nier de manière crédible que les commentaires de Singer ne sont pas une approbation explicite des « œufs éthiques d’Europe ». Personne ne peut nier qu’une telle approbation aura du poids auprès de ceux qui se soucient de la question de l’exploitation animale tout en recherchant un moyen de continuer d’exploiter les animaux avec « compassion ». Singer ainsi que les autres partisans de cette « interdiction » et de mesures similaires ont simplement fourni à ces personnes un permis moral d’exploiter les animaux.
Il n’y a pas d’œufs « éthiques » (ni de viande, de fromage, de lait ou autre chose), tout comme il n’y avait pas d’esclavage « éthique » et comme il n’y a pas de discrimination « éthique » d’aucune sorte.
L’« interdiction » de l’UE, qui n’est pas une interdiction, est le résultat de ce que les welfaristes jugent être des « décennies de campagnes ». Pensez à tout le temps, le travail et l’argent investis dans cette campagne. Imaginez maintenant ce qui serait arrivé si, durant ces mêmes décennies, les défenseurs des animaux avaient fait la promotion d’un message végan clair et sans équivoque. Le monde serait-il végan ? Non, bien sûr que non. Mais il y aurait beaucoup plus de végans et le discours social sur cette question aurait nécessairement été axé sur l’utilisation des animaux en tant que pratique culturelle, plutôt que sur les façons dont nous pouvons torturer et tuer avec « compassion » les non-humains sentients.
Je vous quitte avec ce bref poème du satiriste britannique Spike Milligan (1918-2002) :
Rage dans le Ciel
Si un rouge-gorge dans une cage
Met tout le ciel en colère
Qu’éprouve le ciel lorsque
Meurent des millions de poules en batterie ?
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Si vous n’êtes pas végan, pensez à le devenir. C’est une question de non-violence. Etre végan, c’est déclarer que l’on rejette la violence envers les autres êtres sentients, envers soi-même et envers l’environnement, dont tous les êtres sentients dépendent.
Le monde est végane ! Si vous le voulez.
Gary L. Francione
Professeur, Université Rutgers
©2012 Gary L. Francione