Remise en cause de la prétendue paternité de Peter Singer

Essai original en version anglaise publié le 18 février 2016.

Au départ, Peter Singer s’est fait connaitre* en popularisant les idées du philosophe utilitariste Jeremy Bentham, qui disait que, tout comme la race ne devrait pas être utilisée pour exclure les humains de la communauté morale afin de justifier leur esclavage, l’espèce ne devrait pas servir à justifier l’utilisation des animaux comme commodités. Singer a emprunté le terme « spécisme » au psychologue Richard Ryder, pour argüer que l’utilisation de l’espèce pour réduire et ignorer les intérêts des animaux non humains n’était en rien différente de l’utilisation de la race, du sexe ou l’orientation sexuelle pour justifier la discrimination envers certains groupes d’humains. Ainsi, la place de Singer en tant que « père du mouvement pour les droits des animaux » fut dès lors assurée. Gary Varner fait référence à Singer comme « [l]e véritable Moïse du mouvement pour les droits des animaux » (Varner, Personhood, Ethics, and Animal Cognition, 2012, p. 133).

Mais, mérite-t-il ce titre ? Et est-ce que Singer rejette vraiment le spécisme, ou ne fait-il qu’en promouvoir une version différente ?

À l’instar de Bentham, Singer est un utilitariste. Il maintient que ce sont les conséquences qui déterminent ce qui, moralement, est bien ou mal. Parce que les droits requièrent que certains intérêts soient protégés, et cela sans tenir compte des conséquences — un humain ne peut être utilisé comme sujet biomédical sans son consentement, même si cela avait des avantages importants — les utilitaristes, incluant Bentham et Singer, rejettent catégoriquement le concept de droits. Singer rejette catégoriquement l’idée des droits des animaux. Il soutient qu’il n’utilise la notion de « droits des animaux » que comme rhétorique ; Singer est très clair sur le fait qu’ultimement, il partage la vision de Bentham, selon laquelle les droits ne sont rien d’autre qu’un « ramassis de non-sens ». Mais, dire que le statut de Singer comme père des droits des animaux est simplement une affaire de « rhétorique » est plutôt étrange lorsque nous parlons d’un mouvement en faveur des droits. Après tout, comme de par sa nature la notion de droit est un concept légal et moral, on ne peut la réduire à une simple rhétorique.

Une réponse possible est que Singer rejette les droits des humains aussi bien que ceux des animaux, alors, il est à tout le moins conséquent. Oui et non. En effet, Singer rejette également les droits moraux des humains. Mais, il y a un hic. Même s’il rejette la notion de droits catégoriques, il insiste pour dire que, de façon générale, les humains sont moralement supérieurs aux non humains. Il considère que les humains, ou du moins ceux qui sont « normaux » ont une conscience de soi et de leur continuité et que, par conséquent, ils ont un intérêt à continuer d’exister. Ces caractéristiques vont à l’encontre de l’utilisation de ces humains comme des ressources remplaçables, servant exclusivement à satisfaire les besoins et désirs d’autrui.

Cette présomption est réfutable, bien sûr, dans le sens où elle peut être outrepassée si des considérations utilitaristes le justifient. Si, par exemple, utiliser un humain comme sujet non consentent d’une expérience biomédicale aurait pour résultat de sauver la vie de millions de gens, toute chose étant égale par ailleurs, Singer aurait de la difficulté à argumenter, en tant qu’utilitariste, contre l’utilisation de cet humain (c’est là précisément le genre d’utilisation que les militants en faveur des droits cherchent à prévenir). Mais autrement, la présomption de Singer fonctionne de façon semblable à un droit — elle protège les intérêts des humains à ne pas être utilisés exclusivement comme ressources, dans tous les cas où la balance des conséquences penche de façon claire et significative.

Voici maintenant où la prétention de Singer, selon laquelle il rejette le spécisme, devient problématique.

Singer croit que les animaux non humains n’ont pas le même intérêt que les humains « normaux » à poursuivre leur existence. Selon Singer, « les humains normaux ont un intérêt à continuer à vivre qui diffère des intérêts des animaux non humains » (New York Times, The Stone, 27 mai 2015). Cela est en raison du fait que les êtres ayant une conscience d’eux-mêmes à travers le temps, ainsi que la capacité de planifier le futur, ont un intérêt à vivre plus grand que les êtres qui ne possèdent pas cette conscience. Et Singer croit que même si les animaux, ou certains animaux ont une certaine conscience de soi, « ils ne sont pas conscients d’eux-mêmes au même niveau que les humains » (Singer, Practical Ethics, 3d ed. 2011, p. 122). Singer fait donc une distinction qualitative entre les humains et les non humains, qui l’amène à conclure qu’il y a une différence morale entre les humains et les non humains. En effet, Singer établit une hiérarchie morale dans laquelle les humains « normaux » occupent une catégorie supérieure à celle des animaux non humains.

Du point de vue de Singer, les non humains n’ont aucun intérêt à ne pas être utilisés comme ressources remplaçables. Singer croit que « un être ayant la capacité de penser à lui-même comme existant à travers le temps, et ainsi planifier sa vie et travailler en fonction d’accomplissements futurs, a un plus grand intérêt à continuer de vivre qu’un être qui ne possède pas cette capacité » (New York Times, The Stone, 27 mai 2015). Selon Singer, pour un humain, la perte de sa vie signifie la souffrance causée par la perte de toutes les opportunités de satisfaction futures qu’il est en mesure de contempler. En comparaison, la perte de sa vie, pour un non humain, se résume essentiellement à s’endormir et ne plus se réveiller — on ne peut dire d’un animal qu’il « perd » quoi que ce soit en mourant, car il n’a aucun accès conceptuel ou linguistique à son futur.

Pour Singer, cela se traduit par la vision que la vie des animaux non humains est de moindre importance, du point de vue moral, que la vie des animaux humains. Contrairement aux humains, les non humains peuvent être utilisés comme ressources, alors que les humains « normaux » possèdent un statut qui, bien que Singer le nie, est inséparable de la notion de dignité inhérente que les militants pour les droits attribuent aux êtres humains. Ce privilège qu’accorde Singer aux humains l’amène à faire des commentaires tels que : « Des millions de poulets sont tués chaque jour. Je ne puis voir cela comme une tragédie au même niveau que s’il s’agissait de millions d’humains tués. Quelle est la différence avec les humains ? Ceux-ci sont des êtres qui regardent vers l’avenir, et qui ont des désirs et espoirs face au futur. Cela semble une réponse plausible à la question : pourquoi est-ce si tragique lorsque ce sont des humains qui meurent? » (Indystar, 8 mars 2009)

Comment cela n’est-il donc pas du spécisme ?

La réponse de Singer est que le spécisme implique de traiter les intérêts des non humains différemment de la façon dont nous traiterions des intérêts similaires chez les humains. Selon Singer, les animaux n’ont pas d’intérêt à ce qu’on ne les utilise pas comme ressources remplaçables, car ils n’ont aucune conscience de soi. Et même s’ils étaient conscients d’eux-mêmes, leur conscience de soi est, selon Singer, qualitativement inférieure à la conscience de soi qu’ont les humains normaux. Le fait de les traiter comme ressources remplaçables ne pose alors pas un problème de spécisme, car il n’y a pas d’intérêts similaires en cause — les humains ont un intérêt à continuer leur existence, tandis que les non humains n’en ont pas. Il n’y a tout simplement ici aucun privilège arbitraire accordé aux êtres humains.

Selon Singer, les animaux ne sont pas indifférents à la façon dont nous les utilisons ou les tuons, mais ils ne se soucient pas qu’on les utilise et les tue. Parce que les animaux n’ont pas de conscience de soi, « ce n’est pas simple d’arriver à expliquer comment la perte pour l’animal tué n’est pas… rendue acceptable par la mise au monde d’un nouvel animal qui vivra une vie tout aussi plaisante » (Singer, Animal Liberation, rev. 1990, p. 229). Les animaux sont complètement indifférents à leur futur, car ils n’ont pas de notion conceptuelle de celui-ci ; les seules préoccupations d’un animal sont les circonstances immédiates. Par conséquent, si par exemple, un animal est pris dans une trappe et souffre, il voudra certainement s’en sortir et souhaitera que la douleur cesse, mais survivre et vivre un jour de plus est sans intérêt pour lui.

II

Pourquoi quiconque croirait qu’une vache, un cochon, une poule ou un poisson ne se soucie pas qu’on l’utilise et le tue, et que sa seule préoccupation est la façon dont on l’utilise ou le tue ? Lorsque l’un de nos chiens ou nos chats est malade, pensons-nous qu’en mourant, il ne perdra rien, car de toute façon, il n’a aucun intérêt à continuer de vivre ? Nous avançons l’hypothèse que la plupart d’entre nous estiment que l’idée selon laquelle les animaux n’ont aucun intérêt à continuer leur existence est absurde, et que la plupart d’entre nous considèrent indisputable que le fait de tuer les animaux — de quelque manière « humaine » que ce soi — leur cause du mal.

Alors, comment Singer justifie-t-il une conclusion contraire?

La réponse réside dans les travaux de Bentham. Au sujet de divers problèmes, Singer est l’adepte moderne de Bentham, et à propos de cette question, Singer et Bentham se trouvent côte à côte. Avant le 19e siècle, les animaux étaient exclus de la communauté morale. On les considérait comme inférieurs aux humains au point de vue cognitif, en se basant sur le fait qu’ils ne peuvent raisonner, utiliser des concepts abstraits ou communiquer de façon symbolique. Bentham argüait que nous ne pouvons pas utiliser les différences cognitives pour justifier l’exclusion des animaux de la communauté morale. La seule caractéristique qui était requise pour faire partie de la communauté morale était la capacité de souffrir. Si un animal peut souffrir, nous ne pouvons, sur la base de l’espèce seule, ignorer ou ne pas tenir compte de sa souffrance.

Mais cela signifiait-il que Bentham croyait que les caractéristiques cognitives n’avaient aucune importance? Non. Bentham pensait au contraire que, bien que la supposée infériorité cognitive des animaux ne signifie pas que nous puissions les utiliser à notre guise pour n’importe quel usage, et les traiter de quelques manières que nous voulons, cela signifie tout de même qu’ils n’ont aucune conscience d’eux-mêmes. Et cela voulait donc dire que nous pouvons continuer de les utiliser et les tuer — au moins pour la nourriture — du moment que nous accordions une considération appropriée à leur intérêt à ne pas souffrir.

Bentham s’opposait à l’esclavage humain, mais il n’avait aucune objection à l’institution des animaux comme propriété, car il ne voyait pas les humains et les non humains comme se situant au même niveau : les premiers sont conscients d’eux-mêmes alors que les derniers ne le sont pas. Singer est d’accord avec Bentham : les animaux n’ont aucune conscience de soi. Ainsi, toute chose étant égale par ailleurs, il est acceptable de les utiliser de certaines façons dont nous n’utiliserions pas les humains (du moins pas la plupart d’entre eux).

III

Nous trouvons plutôt étrange cette idée selon laquelle les animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes, et que, toute chose étant égale par ailleurs, nous ne leur faisons aucun mal lorsque nous les utilisons et les tuons. Non seulement cette idée n’est pas en accord avec notre propre expérience relativement aux animaux non humains, elle est problématique d’un point de vue théorique. En effet, nous pensons que ce n’est rien d’autre que du spécisme.

Nous sommes certainement d’accord que les non humains pensent différemment des humains, car la cognition des humains est liée aux capacités d’abstraction conceptuelle et de langage. Les humains sont les seuls animaux qui utilisent la communication symbolique. C’est donc probablement vrai que les humains sont les seuls à posséder une notion autobiographique. Et alors? La question à laquelle nous faisons face est la suivante : est-ce que la forme humaine de conscience de soi est la seule sorte de conscience qui se traduit par un intérêt à continuer à vivre, qui est jugé suffisant pour donner lieu, à tout le moins, à une présomption réfutable contre le fait de tuer?

Tenons pour acquis, comme le fait Singer, que les animaux non humains vivent pour la plupart dans une espèce d’éternel présent. Est-ce que cela veut dire pour autant qu’ils n’ont pas de conscience de soi? Considérons un humain affecté d’une amnésie totale faisant en sorte qu’il est incapable de se rappeler du passé ou de former de nouveaux souvenirs, et qui, par conséquent, vit dans un éternel présent. Nous estimons qu’il serait inexact de dire que cette personne n’est pas consciente d’elle-même. Elle a certainement une conscience d’elle-même dans le moment présent, le moment suivant et ainsi de suite. Continuer de vivre est certainement dans l’intérêt de cette personne — elle préfère, désire ou veut se rendre au prochain instant de conscience — peu importe la manière dont elle pense à elle-même et cela, même si elle n’a pas un sens autobiographique.

La notion selon laquelle les animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes n’est basée sur rien d’autre qu’une hypothèse sans argumentaire comme quoi la seule conscience de soi possible est celle dont les humains normaux sont dotés. Cela est certainement une des façons d’être conscient de soi-même, mais ce n’est pas la seule. Comme l’a fait remarquer l’un des plus importants spécialistes en éthologie cognitive au 20e siècle, Donald Griffin, dans son livre Animal Minds, si un animal est conscient de quoi que ce soit, « le propre corps de l’animal et les actions qu’il porte doivent entrer dans le champ de sa conscience perceptive ». À cet égard, la conscience d’un animal est comparable à celle d’un être humain avec une amnésie globale transitoire. C’est pour ces motifs que Griffin conclut que « [s]i les animaux sont capables de conscience perceptive, nier qu’ils ont un certain niveau de conscience de soi serait une restriction arbitraire et injustifiée » (Griffin, Animal Minds, 2001, p. 274). L’idée qu’il soit nécessaire d’être capable de penser, en termes abstraits et détachés, au « moi » qui vit ces expériences faisant partie d’une trajectoire de vie, n’est rien de plus qu’une manœuvre pour considérer les humains comme des êtres uniques et supérieurs à tous les autres animaux.

IV

De plus, il y a quelque chose qui cloche visiblement dans la vision de Singer selon laquelle nous pouvons malgré tout accorder une égale considération aux intérêts des animaux. Nous maintenons que nous ne pouvons pas le faire, sauf peut-être en tant que question abstraite. Et encore, nous ne sommes pas convaincus que ce soit possible.

Légalement, les animaux sont classés comme des biens, c’est-à-dire comme des choses qui n’ont aucune valeur inhérente ou intrinsèque. Ils sont la propriété des humains. Cela, ajouté à l’opinion généralement acceptée (mis de l’avant par Singer) comme quoi les animaux sont cognitivement inférieurs, rend d’emblée presque impossible la considération de leurs intérêts comme étant semblables aux nôtres. Et même si nous considérions leurs intérêts comme semblables aux nôtres, le statut de propriété des animaux fait en sorte que, dès qu’il y a le moindre conflit entre les intérêts des humains et celui des non humains, nous avons toujours une bonne raison de pencher en faveur des intérêts des humains. Lorsque nous, en tant que propriétaires d’animaux, devons choisir entre les intérêts des animaux et les nôtres, nous allons toujours privilégier nos propres intérêts et diminuer l’importance de ceux des animaux.

Fait intéressant, bien que Bentham était un utilitariste, il s’opposait à l’institution de l’esclavage humain. Pourquoi? L’explication typique est qu’il croyait que l’esclavage deviendrait inévitablement le « lot d’un grand nombre » et que les esclaves seraient invariablement mal traités, car on pourrait justifier de tels traitements par des raisons utilitaristes, argüant qu’ils contribuent au bonheur de la majorité.

Il y a en fait une autre explication. Bentham reconnaissait que le principe d’impartialité, ou d’égale considération, ne pouvait pas s’appliquer aux esclaves, car l’intérêt d’un esclave serait toujours jugé de moindre importance que l’intérêt de son propriétaire.

À l’égard des animaux, Bentham ne reconnaissait pas ce problème, pas plus que Singer. Bentham pensait qu’une société utilitariste éclairée pouvait se permettre de continuer de manger et utiliser des animaux, tout en accordant à leurs intérêts la considération qui s’impose : en effet, du point de vue de Bentham, le fait de tuer et manger les animaux n’implique pas qu’ils soient « dégradés et considérés comme des choses ». Mais le fait est que, tant et aussi longtemps que les animaux sont considérés légalement comme des choses que nous sommes en droit d’utiliser, il n’y a aucun moyen de respecter leurs intérêts vitaux. Cela est impossible. C’est une simple question économique. Les animaux sont des propriétés et protéger leurs intérêts coute de l’argent. Compte tenu de la nature des marchés, et particulièrement en considérant le « libre-échange » et les marchés internationaux, nous allons, la plupart du temps, dépenser de l’argent uniquement dans les situations où nous en retirons un avantage économique direct. C’est la raison pour laquelle les normes de protection des animaux prescrites par la loi sont, et ont toujours été, très limitées. Elles n’interdisent que la souffrance gratuite. De façon discutable, la plupart des cas où les propriétaires d’animaux sont tenus de changer leur comportement sont des cas où ils agissent de manière économiquement inefficace. À titre d’exemple, les grands animaux doivent être étourdis avant d’être enchainés, hissés et dépecés, non pas à cause d’une préoccupation réelle pour leur sort, mais parce qu’autrement les blessures des travailleurs et les dommages causés aux carcasses augmentent.

Les organismes de défense des animaux, dirigés par Singer, ont ces dernières années changé leur orientation, possiblement en reconnaissance des limites des normes de protection des animaux imposées par la loi. Plutôt que de viser une réforme des lois, ils travaillent conjointement avec l’industrie afin d’obtenir des changements, sur une base volontaire, dont le but est l’amélioration du bienêtre des animaux. En 2005, Singer a dirigé les efforts d’un groupe impliquant à peu près tous les grands organismes de défense des animaux, afin d’appuyer et de promouvoir les efforts de Whole Foods Market et formuler un programme d’améliorations « humaines ». Mais, tout comme Bentham, Singer n’a pas pris en considération l’intérêt premier qu’ont les êtres sensibles à ne pas être tué ni la réalité économique que représente le statut de propriété des animaux non humains. Dans le meilleur des cas, les efforts de réformes pour le bienêtre auront pour résultat la création de marchés de niche pour consommateurs aisés, dont la conscience peut être rassurée en déboursant un montant plus élevé pour obtenir des produits d’origine animale qui impliquent peut-être légèrement moins de cruauté que les produits conventionnels. Cela n’est en rien cohérent avec les « droits des animaux ».

V

L’idée que la vie animale est de moindre valeur que la vie humaine est imprégnée dans la position de la réforme du bienêtre, développée par les philosophes utilitaristes tels que Bentham et Singer. Mais cette position se retrouve également dans les travaux du théoricien des droits Tom Regan.

Regan rejette à la fois la théorie morale utilitariste et celle de la réforme du bienêtre animal. Il soutient, à tout le moins dans le cas des mammifères adultes, que nous n’avons aucune justification morale de les traiter exclusivement comme des ressources pour les humains. Ainsi, contrairement à Bentham et Singer, il ne se base pas sur la valeur morale inférieure des non humains pour justifier l’utilisation des animaux. Regan soutient cependant que, face à un conflit, par exemple dans une situation où nous sommes dans un canot de sauvetage et nous devons choisir entre le sauvetage d’un chien ou celui d’un être humain, nous devons opter pour le sauvetage de la vie de l’être humain plutôt que celle du chien, car la mort causerait plus de tort à l’humain qu’au chien. Selon Regan, « le préjudice, qu’est la mort, dépend des possibilités de satisfaction qu’il exclut », et la mort d’un animal, « bien que causant du tort, n’est pas comparable au préjudice que causerait la mort » pour l’humain. En effet, Regan argumenterait que nous devrions sacrifier n’importe quel nombre de chiens pour sauver un seul être humain (Regan, The Case for Animal Rights, 1983, p. 324).

La position de Regan est problématique parce que, si la mort cause qualitativement un plus grand préjudice aux humains qu’aux non humains, on trouvera un moyen qui n’est pas arbitraire de distinguer les humains des non humains. Bien que Regan est contre l’utilisation des animaux exclusivement comme des ressources, son argument à savoir que les patients moraux (tels que les animaux non humains) ont une valeur intrinsèque égale est basé sur sa vision selon laquelle il n’y a aucune façon non arbitraire de séparer les agents moraux des patients moraux. Sa position est cependant affaiblie par le fait qu’il considère que les humains ont un intérêt pour leur vie qui est qualitativement plus grand. À tout le moins, dans la mesure où Regan considère qu’en raison de l’espèce, nous devons toujours favoriser l’humain dans les situations de réel conflit, sa position ouvre la porte à causer du tort, en fonction de l’interprétation que l’on fait du mot « conflit ».

Nous ne sommes pas d’accord que la mort cause moins de tort à une personne amnésique qu’à une personne qui ne l’est pas, pas plus que sommes d’accord que la mort est un moindre mal pour les non humains. Il en va de même pour une personne moins intelligente, à qui la mort ne cause pas moins de tort qu’à une personne plus intelligente. Dans un contexte de réel conflit, nous pensons que de choisir un non humain plutôt qu’un être humain est tout à fait acceptable. Mais nous croyons aussi que si nous prenions au sérieux les droits des animaux, nous cesserions de créer des conflits entre humains et non humains, en mettant au monde des non humains dans le seul but de les utiliser comme ressources pour les humains.

VI

Nous concluons en notant que Singer dit que nous ne devrions pas utiliser les animaux dans des contextes où nous n’utiliserions pas des humains qui se trouveraient dans une situation similaire. Il est cependant clair que Singer approuve l’utilisation des non humains dans des situations où jamais nous n’envisagerions d’utiliser un être humain, qu’il s’agisse d’un être humain « normal » ou d’un handicapé mental. D’après ce que nous avons dit ici, il devrait être clair qu’il n’y a aucune raison légitime de privilégier de façon catégorique les êtres humains avant les animaux non humains. Tout comme nous ne privilégierions pas un être humain parce qu’il est plus intelligent qu’un autre. Ainsi, le chroniqueur du New York Times Nicholas Kristof a tout à fait raison de reconnaitre, comme il l’a fait à plusieurs reprises dans ses billets op-ed du New York Times, que c’est « hypocrite » de sa part de déplorer le traitement des animaux de boucherie, alors qu’il résiste à l’appel du véganisme.

Singer préconise précisément le type de spécisme qu’il prétend dénoncer. Jusqu’à ce que nous trouvions le courage et l’honnêteté de reconnaitre la violence injustifiable faite à l’endroit des animaux, sanctionnée par les idées de Singer, nous allons continuer de lire des articles dans les pages des grands journaux, avec des titres tels que « Sauver les vaches, affamer les enfants » (New York Times, 26 juin 2015), où les auteurs insistent, de façon tout à fait spécieuse, que les conflits entre animaux et les intérêts humains sont irréductibles et que la vie d’un animal non humain vient au prix d’une vie humaine.

Gary L. Francione, professeur distingué de droit et chercheur en droit et en philosophie Katzenbach, membre du conseil d’administration des professeurs, École de droit, Université de Rutgers

Gary Steiner, Professeur de philosophie, Université de Bucknell.
© 2016 par Gary L. Francione & Gary Steiner

*Ce texte est traduit en appliquant les rectifications orthographiques.
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