Ce qui suit est la version écrite de mon exposé donné aux Collèges Hobart et William Smith le 31 mars 2011 en tant que Conférencier Distingué Foster P. Boswell en Philosophie :
QUE NOUS A APPRIS MICHAEL VICK ?
Vous souvenez-vous de Michael Vick ?
Vous rappelez-vous la formidable agitation provoquée par le demi d’ouverture des Faucons d’Atlanta Michael Vick, et son implication dans des combats de chiens organisés dans sa propriété de Virginie ?
Bien sûr que vous vous la rappelez.
Il serait préférable de se demander s’il y a quelqu’un sur la planète qui ne se souvient pas de ce que les médias ont couvert sans interruption durant des semaines depuis le surgissement de l’affaire en 2007, et de nouveau quand Vick est sorti de prison en 2009 et signé avec les Aigles de Philadelphie. Vick continue d’apparaître régulièrement dans les journaux. En mars 2011, il a été reconnu comme un « héros » par une association artistique locale de Virginie, et il y eut à ce propos une telle controverse que Vick n’a pas assisté à la cérémonie. Les gens étaient réellement furieux contre Vick et beaucoup le sont encore. Des fans de football américain boycottent les Aigles à cause de lui.
Pourquoi ?
La réponse est simple : parce que Vick a commis un acte barbare ; il a fait souffrir et mourir des chiens sans aucune raison valable. Il a pu goûter un plaisir « sportif » à ces combats, mais ce plaisir ne constituait tout simplement pas une assez bonne raison pour justifier ce qu’il a fait.
Pourquoi pas ?
Encore une fois, la réponse est simple. Bien qu’il y ait de nombreux désaccords relativement aux questions morales, personne ne nie qu’il est mal d’infliger souffrances et mort non nécessaires à des humains ou des animaux. Nous avons besoin d’une bonne raison pour ce faire. Nous pouvons ne pas être d’accord sur le fait de savoir si la nécessité existe dans une situation donnée ou sur ce qu’est une bonne raison, mais nous sommes tous d’accord pour dire que la jouissance ou le plaisir ne peuvent constituer nécessité ou faire fonction de bonne raison. Cela fait partie de notre sagesse morale conventionnelle.
Considérez l’exemple suivant, pris dans un contexte humain. Si quelqu’un disait qu’il est moralement mal d’infliger des souffrances non nécessaires aux enfants, mais que battre les enfants pour le plaisir est moralement acceptable, vous seriez naturellement déstabilisé. Si la jouissance peut constituer une raison suffisamment bonne de battre les enfants, alors il n’y a aucune mauvaise raison de battre les enfants. Le principe selon lequel il est mal d’infliger des souffrances non nécessaires aux enfants deviendrait dénué de sens.
La même analyse vaut lorsque l’on parle de quelqu’un battant un chien au lieu d’un enfant. Nul ne nie que battre un chien pour le plaisir est moralement mal. Et c’est précisément la raison pour laquelle nous nous sommes tous opposés à ce que Michael Vick a fait : il n’avait aucune bonne raison de le commettre.
Eh bien, nous sommes tous des Michael Vick
Le problème est que manger les animaux n’est, moralement parlant, pas différent des combats de chiens.
Nous tuons et mangeons plus de 56 milliards d’animaux par an à travers le monde, sans compter les poissons. Nul ne doute qu’utiliser les animaux pour se nourrir, fût-ce dans les meilleures et les plus « humaines » circonstances, entraîne pour eux de terribles souffrances et la mort. Par conséquent, appliquons l’analyse dont tout à l’heure nous étions tous d’accord pour dire qu’elle ne souffrait pas de controverse : avons-nous une seule bonne raison d’infliger ces souffrances et cette mort ? Y a-t-il là-dedans quoi que ce soit qui puisse être considéré de manière plausible comme une nécessité ?
La réponse, très courte, est : non.
Nous n’avons pas besoin de manger les animaux. Plus personne ne soutient qu’il est nécessaire pour la santé de consommer des produits d’origine animale. La très conservatrice Association Américaine de Diététique reconnaît que les régimes végétariens convenablement menés, incluant les régimes totalement végétariens ou végans, sont bons pour la santé, adéquats sur le plan nutritionnel et bénéfiques dans la prévention et le traitement de certaines maladies.
Le milieu médical de tendance dominante signale lui-même avec une fréquence croissante que les produits d’origine animale sont préjudiciables à la santé humaine. Et que vous soyez ou non d’accord avec eux, il n’y a certainement aucun argument selon quoi les produits d’origine animale sont nécessaires pour une santé optimale.
Il y a également consensus sur le fait que l’agriculture animale représente un désastre écologique. Il faut 8 kg de céréales et de soja pour produire 500 g de steak ; 2 kg pour produire 500 g de dinde ; 1,5 kg pour produire 500 g de poulet ou 500 g d’œufs. Il faut entre 76 et 190 litres d’eau pour produire 500 g de légumes ou de fruits ; il en faut 9500 pour produire 500 g de viande et presque 3800 pour produire 3,8 l de lait. Il faut 1,3 ha de terres pour produire de la nourriture d’origine animale pour une seule personne en continu. 0,06 ha seulement sont nécessaires pour produire de la nourriture en continu pour une personne consommant seulement des végétaux.
L’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture affirme que l’agriculture animale libère dans l’atmosphère davantage de gaz à effet de serre liés au réchauffement climatique que n’en dégagent les combustibles fossiles utilisés dans les transports. L’agriculture animale est responsable de la pollution de l’eau, de la déforestation, de l’érosion des sols et de toutes sortes de conséquences environnementales fâcheuses. Une fois encore, vous êtes libre de contester tout cela, mais même le plus fou des climato-sceptiques dirait que l’agriculture animale n’engendre rien de bon pour l’environnement.
Donc en définitive, quelle est notre meilleure justification pour imposer souffrance et mort à 56 milliards d’animaux par an pour la nourriture ?
Voici la réponse : parce qu’ils ont bon goût. Nous aimons le goût de la chair animale et des produits d’origine animale. Nous trouvons que manger de la nourriture d’origine animale est pratique. Il n’y a rien là-dedans qui ressemble de près ou de loin à une nécessité.
En quoi cela diffère-t-il de Michael Vick ?
Réponse : en rien. Vick aimait s’asseoir autour d’une fosse pour regarder des animaux se battre entre eux. Nous autres aimons nous asseoir autour d’un barbecue où rôtissent les cadavres d’animaux qui ont été traités aussi mal, sinon plus mal, que les chiens de Vick.
En 2009, lorsque Vick a signé avec les Aigles, quelqu’un m’a dit que bien qu’étant un grand fan des Aigles et qu’il continuerait d’assister à leurs matches, il ne prendrait plus jamais plaisir à voir jouer Vick à cause des combats de chiens. Je lui ai demandé s’il mangeait des hot-dogs et des hamburgers lorsqu’il assistait auxdits matches. Il m’a répondu par l’affirmative. Je lui ai fait remarquer que les animaux utilisés pour faire ces produits qu’il aimait avaient une vie eux aussi, et que leur mort avait été exactement aussi horrible que la mort des chiens de Vick.
Il n’a pas été en mesure de me répondre, parce que, réellement, il n’y a rien à dire.
Prétendre que Vick a participé directement aux combats de chiens quand nous achetons seulement des produits d’origine animale dans un magasin n’a aucune validité, comme n’a aucune validité le fait de dire que nous aimons seulement le produit de la souffrance et de la mort des animaux, alors que Vick, lui, jouit de voir la souffrance et la mort en acte. Ainsi que n’importe quel étudiant en droit de première année vous le dira, si Mike a une aversion pour la violence mais veut que Joe meure et embauche Sally pour presser la détente, Mike est toujours coupable de meurtre. Le fait que nous payions autrui pour infliger souffrance et mort aux animaux ne nous tire pas d’affaire sur le plan moral, pas plus qu’il ne nous acquitte sur le plan légal.
Cela ne marche pas davantage d’arguer du fait que manger les animaux est une tradition. Les combats d’animaux sont également une tradition. Et si l’on y va par là, alors le sexisme, le racisme et toutes les autres formes de discrimination sont aussi des traditions. La tradition, comme le plaisir, est une raison insuffisante d’imposer de la souffrance à autrui.
Mais nous sommes une société « humaine », n’est-ce pas ?
Alors qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi continuons-nous d’infliger souffrance et mort à des milliards d’animaux alors que nous n’avons pas la moindre bonne raison de le faire ?
Une bonne partie de la réponse tient au fait que parce que nous voulons continuer de consommer des produits d’origine animale, nous nous faisons des illusions en pensant que la solution de ce problème moral n’exige pas que nous cessions de manger les animaux ; que cela demande seulement que nous les traitions et tuions avec « humanité ».
Cette vision des choses remonte à environ deux siècles, lorsque les réformateurs sociaux britanniques comme le philosophe et avocat Jeremy Bentham ont posé que nos obligations morales envers les animaux ne dépendaient pas du fait qu’ils puissent être rationnels, qu’ils puissent parler ou posséder d’autres caractéristiques « spéciales » que nous considérons comme exclusivement humaines : la seule chose qui importait était que les animaux pouvaient souffrir. Or personne – hormis peut-être Descartes – ne doutait que les animaux étaient des êtres sentients, ou conscients perceptuellement, et pouvaient, en effet, souffrir.
Bentham n’était pas sans savoir que les animaux que nous utilisons pour la nourriture souffraient beaucoup. Pourtant, il ne préconisait pas que nous cessions de les manger. Pourquoi ? Parce que, selon lui, les animaux n’auraient pas conscience d’eux-mêmes ; qu’ils ne se soucieraient pas du fait que nous les tuions, mangions ou exploitions pour leurs lait, œufs, etc., mais seulement de la manière dont nous les traitons lorsqu’ils sont en vie et les tuons le moment venu. Par conséquent, d’après lui, il n’était pas nécessaire d’arrêter de les utiliser : ce qui importait, c’était de les traiter raisonnablement bien.
C’est ainsi que naquit le mouvement pour le bien-être animal, dont la prémisse centrale est qu’il est moralement acceptable que nous utilisions les animaux tant que nous les traitons « humainement » et que nous ne leur imposons pas de souffrances « non nécessaires ». Cette opinion morale trouva bientôt son expression dans les lois anti-cruauté des deux côtés de l’Atlantique, et, pour finir, dans une grande partie du monde.
La plupart d’entre nous sommes toujours englués dans ce paradigme du XIXe siècle : nous reconnaissons qu’utiliser les animaux soulève de profonds problèmes moraux, mais nous nous réconfortons en songeant que nous les traitons avec « humanité », ce qui, à nos yeux, rend l’utilisation que nous en faisons moralement acceptable.
Néanmoins, cette vision des choses soulève au moins deux graves problèmes.
Traitement « humain » : de l’art de bien torturer les animaux
Le premier problème est que l’approche par le bien-être ne fonctionne tout simplement pas dans les faits. Etant donné les réalités économiques, elle ne peut pas marcher.
Les animaux sont des biens. Ils sont des choses. Et tout le problème d’être une chose est de n’avoir aucune valeur inhérente ou intrinsèque. Les animaux sont des produits économiques ; ils ont une valeur marchande. De tels biens diffèrent bien sûr des objets que nous possédons en ce que les animaux, contrairement aux voitures, aux ordinateurs, aux machines ou à d’autres produits, sont sentients et ont des intérêts. Tous les êtres sentients ont intérêt à ne pas souffrir de douleur ou de privations, et à satisfaire les besoins propres à leur espèce. Mais cela coûte cher de protéger les intérêts des animaux. En fait, nous dépensons de l’argent pour ce faire seulement lorsque cela se justifie sur le plan économique – autrement dit lorsque nous en tirons profit.
Considérez par exemple le Humane Slaughter Act en vigueur aux Etats-Unis. Originellement promulgué en 1958, il exige que les animaux abattus pour la nourriture soient étourdis et inconscients au moment d’être enchaînés, hissés et conduits sur l’aire d’abattage. Cette loi protège les intérêts que les animaux ont au moment de l’abattage, mais le fait en grande partie parce qu’il est économiquement profitable de le faire. De nombreux animaux conscients et pendus la tête à l’envers, battus alors qu’ils sont égorgés, peuvent causer des blessures aux ouvriers d’abattoir et entraîner sur les carcasses des dégâts revenant très cher. Par conséquent, l’étourdissement des animaux a un sens économique. Ces animaux ont de nombreux autres intérêts dans leur existence, dont celui d’éviter la douleur et la souffrance en dehors du seul moment de l’abattage, mais ces intérêts ne sont pas protégés parce qu’il n’est pas économiquement rentable de le faire.
Pratiquement toutes les lois de bien-être animal répondent à ce paradigme. Elles protègent les intérêts des animaux qu’elle veut bien, et l’effet de cette protection est de rendre le processus de production plus efficace.
Les lois anti-cruauté sont supposées exiger un traitement « humain » des animaux, mais en général ces lois exemptent, soit de façon explicite ce qui est considéré comme pratiques « normales » ou « usuelles » de l’utilisation institutionnalisée des animaux, soit, dans le cas où ces pratiques ne sont pas exemptées, ce sont les cours qui en général interprètent la douleur et la souffrance infligées par ces pratiques comme « nécessaires » et « humaines ». C’est-à-dire que la loi confie à l’industrie le soin d’établir les normes d’un traitement « humain », attitude basée sur l’hypothèse que ceux qui produisent des produits animaux – des éleveurs aux agriculteurs en passant par les employés d’abattoirs – n’imposeront pas plus de souffrance aux animaux que ne l’exige la production d’un produit particulier, tout comme le propriétaire sensé d’une voiture n’irait pas sans raison prendre un marteau pour la cabosser.
Le résultat est que le niveau de protection des intérêts des animaux est lié à ce qui est nécessaire en vue d’une exploitation animale économiquement efficace. Les normes du bien-être animal accroissent généralement la rentabilité de la production et ne la réduisent pas puisque nous protégeons seulement les intérêts garantissant des bénéfices économiques.
Les normes du bien-être animal ont en fait chuté de manière spectaculaire au cours des dernières décennies. Nous utilisons davantage d’animaux nonhumains et de façons toujours plus horribles qu’à aucun moment de notre histoire. L’élevage familial idyllique – qui entraînait, en passant, moult souffrances et douleurs – a disparu et a été remplacé par l’agriculture intensive – « élevages industriels » – où vaches, cochons, poulets, poissons sont entassés, soumis à des confinements et des mutilations sévères, et généralement condamnés à mener une vie misérable de la naissance à la mort.
Mais le mouvement des « droits des animaux », plutôt que de se concentrer sur l’évidence éthique qu’utiliser les animaux pour la nourriture est parfaitement incohérent avec ce que nous affirmons croire par ailleurs à propos de nos obligations morales envers eux, a embrassé avec enthousiasme la position benthamienne selon laquelle les animaux ne se soucient pas du fait que nous les utilisions mais seulement de la manière dont nous le faisons, et que la solution est de simplement améliorer les normes de leur bien-être.
Le philosophe australien Peter Singer, l’auteur d’Animal Liberation considéré par de nombreuses personnes comme le « père du mouvement des droits des animaux », est également père d’un autre mouvement : celui de la viande et des produits d’origine animale « heureux ». Singer, comme Bentham, soutient que la plupart des animaux n’ont pas d’intérêt à leur survie, et qu’il est moralement acceptable de les tuer aussi longtemps que nous le faisons relativement sans douleur. Singer critique les élevages industriels et déclare que nous devons améliorer les normes de bien-être, en sorte que nous puissions élever les animaux d’une manière que leur soit raisonnablement plaisante et les tuer sans leur occasionner trop de souffrances.
Des écrivains à la mode tels que Jonathan Safran Foer, Michael Pollan et une légion de célébrités et d’environnementalistes rejoignent Singer dans sa condamnation de l’élevage industriel et appellent à ses côtés à des cages plus grandes, des conditions d’exploitation « en liberté » – toutes ces mesures étant, dans le vaste tableau général, des modifications mineures d’un processus des plus atroces.
Les grosses organisations de protection animale font la promotion de divers labels viande « heureuse », censés garantir que les animaux dont les corps et les produits arborent ledit label ont été mieux traités. Ces organisations forment des partenariats avec de grands exploiteurs institutionnels et font campagne pour des initiatives populaires exigeant qu’à l’avenir, les animaux disposent d’un infime espace supplémentaire dans leurs prisons surpeuplées, ou obtiennent quelque autre supposé bénéfice en termes de bien-être – tout ceci n’ayant, dans la plupart des cas, d’autre résultat que d’apporter aux producteurs un bénéfice économique.
Mais personne, ici, n’est réellement dupe. Les animaux élevés de la plus « humaine » façon sont traités et tués dans des circonstances qui constitueraient de la torture si des humains en étaient les victimes. Les normes requises pour obtenir la certification « produit heureux » sont insignifiantes ; elles reviennent à exiger, lors du supplice de la baignoire à Guantanamo Bay, le rembourrage de la baignoire, ou que l’on joue de la musique dans les chambres à gaz. Il y a très peu de différence entre les œufs de batterie conventionnels et les œufs de poules élevées « en liberté », où des milliers d’oiseaux sont, en réalité, entassés dans une grande cage. Et les compagnies habilitées à arborer au moins un label « heureux » ont déjà été surprises en train de violer même ces normes minimales.
Tout ce discours à propos des produits d’origine animale « heureux » s’adresse en fait à nous ; il s’agit de nous rendre plus à l’aise par rapport au fait de faire quelque chose qui nous gêne. Il s’agit de nous garder d’avoir à reconnaître que nous sommes tous des Michael Vick. Mais en aucun cas un tel discours concerne les animaux, qui continuent de souffrir horriblement, même si leurs cadavres ou les produits que nous leur soutirons sont désormais flanqués du label « heureux ». Entendre Singer ou d’autres « défenseurs » des animaux clamer qu’il est moralement acceptable de consommer de la viande, des œufs ou des produits laitiers « heureux » n’est rien d’autre qu’une version moderne de la vente d’indulgences.
Bien sûr, il est possible, en théorie, que nous acceptions tous de payer beaucoup plus cher les produits d’origine animale, auquel cas les normes de bien-être pourraient être améliorées de manière significative. Mais ceci n’est que théorique. Dans la pratique, très peu de gens pourraient s’offrir des produits d’origine animale fabriqués d’une façon qui augmenterait sensiblement la protection des intérêts des animaux, et quiconque consentirait à payer ce coût sensiblement plus grand se soucierait probablement assez des animaux pour ne plus manger du tout de produits d’origine animale.
En outre, étant donné les réalités économiques et les lois du « libre » échange, même si les normes de bien-être étaient sensiblement augmentées quelque part, la demande du public pour des prix plus bas perpétuerait l’existence des produits d’origine animale méprisant ces normes, mettant les producteurs partisans d’un plus grand bien-être hors du jeu économique, sinon, peut-être, pour servir une très petite et très riche clientèle.
La réalité, c’est que tant que les animaux seront des biens, les normes de leur bien-être resteront nécessairement très basses. Et tant que nous continuerons de les exploiter institutionnellement pour la nourriture, ils demeureront des biens.
Manger les humains amnésiques
Le second problème posé par la position welfariste est qu’elle reste fondée sur l’affirmation, que tous nous estimerions d’emblée complètement folle si nous n’étions pas tellement investis dans le fait de continuer à manger les animaux, que ces derniers ne se soucient pas de leur existence ; qu’ils n’ont pas d’intérêt à continuer de vivre, mais seulement celui de ne pas souffrir.
Pourquoi Bentham pensait-il une chose aussi stupide il y a deux siècles ? Et pourquoi Singer et tant d’entre nous continuent de la penser aujourd’hui ?
Notre sagesse conventionnelle à propos des animaux pose qu’ils vivent dans un « éternel présent », qu’ils n’ont pas la mémoire du passé ni de pensées sur l’avenir. Ils ne projettent pas de vacances, ne réfléchissent pas au film qu’ils vont voir ce week-end, ni au restaurant où ils vont aller manger (ou être mangés) ce soir.
Or quiconque a vécu avec des animaux sait avec certitude que ces présupposés sont faux dans les faits. Ma compagne et moi-même vivons avec cinq chiens sauvés, et prétendre qu’ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes, qu’ils sont dépourvus de mémoire comme de désirs est aussi absurde que de prétendre qu’ils n’ont pas de queue. Tout ce que vous avez à faire, c’est de les observer. Il n’y a tout simplement aucun moyen d’expliquer leur comportement sans leur attribuer le sens de la conscience de soi.
Mais ne nous enlisons pas dans le bourbier consistant à tenter de déterminer la nature de l’esprit des animaux. Puisque nous sommes les seuls animaux utilisant une communication symbolique, nous ne comprendrons probablement jamais vraiment ce que c’est que d’être une chauve-souris, une poule, une vache ou n’importe quel autre animal. Supposons que Bentham, Singer et les autres aient raison : que les animaux sont perceptuellement conscients, qu’ils peuvent souffrir, mais qu’ils vivent dans un « éternel présent ».
Et alors ?
Certains humains souffrent d’une forme particulière d’amnésie où ils n’ont conscience d’eux-mêmes que dans le présent. Ils n’ont pas de souvenirs et ne peuvent se projeter dans l’avenir. Une telle condition est-elle moralement pertinente ? Il se peut bien que oui. Nous ne pouvons par exemple nommer professeur d’histoire une personne atteinte de cette sorte d’amnésie. Mais dirions-nous d’elle qu’elle n’a pas d’intérêt dans la poursuite de sa vie et que la mort ne lui est pas un mal ? Certainement pas.
Alors pourquoi le disons-nous à propos des animaux ? Réponse courte : parce que nous voulons continuer de manger leurs corps ainsi que les produits que nous leur soutirons, et que nous n’avons aucun intérêt à manger les humains amnésiques. Nous nous disons que la mort ne constitue pas un mal pour les animaux, et que tout ce qui importe, c’est de les tuer « humainement ». Mais nous ne pouvons tuer « humainement », et, quoi que nous prétendions par ailleurs, la mort est bien un mal que nous ne devrions pas imposer – quelque humains que soient le traitement et la méthode d’exécution – si nous n’avons pas de bonne raison pour ce faire.
Le plaisir ne constitue pas une bonne raison. C’est pourquoi nous en voulons à Michael Vick. Et c’est pourquoi il est temps de dépasser toute cette propagande sur les produits d’origine animale « heureux » et « en liberté », et de voir que nous ne pouvons tout simplement pas justifier l’exploitation des animaux pour la nourriture.
D’une part, c’est une très radicale conclusion. D’autre part, elle n’est pas radicale du tout : elle découle seulement des idées morales que nous prétendons tous avoir. Il est remarquable qu’une espèce comme la nôtre, qui s’enorgueillit de sa propre rationalité, ait poussé si loin son désir de manger les animaux et les produits d’origine animale qu’il a brouillé notre jugement au point que nous pouvons critiquer – et même haïr – Michael Vick sans voir qu’il n’est réellement pas différent du reste d’entre nous.
L’affaire Vick ne répond évidemment pas à la question de la moralité de l’exploitation animale lorsque la raison de cette exploitation n’est pas seulement le plaisir, le divertissement ou la commodité. Il se trouve que la seule utilisation des animaux tombant dans cette dernière catégorie [où ladite utilisation ne serait pas « futile »] est celle effectuée lors d’expériences destinées à trouver des thérapies pour de graves maladies humaines. Bien que je rejette absolument la vivisection, ce problème au moins soulève une question (légèrement) plus compliquée. Mais nos autres utilisations des animaux, y compris pour la nourriture, nos plus importantes utilisations des animaux sur le plan numérique, sont toutes, à l’instar de celle que Vick a fait des chiens, éminemment frivoles.
Gary Lawrence Francione est Professeur distingué de droit et spécialiste Nicholas deB. Katzenbach en droit et philosophie à la Faculté de droit de l’Université Rutgers à Newark, dans le New Jersey. Il est notamment l’auteur des ouvrages suivants : The Animal Rights Debate: Abolition or Regulation? (2011) et Animals as Persons: Essays on the Abolition of Animal Exploitation (2008), publiés tous deux par Columbia University Press.
©2011 by Gary L. Francione.