Les arguments en faveur d’un changement graduel

Chères collègues et chers collègues :

C’est la semaine de relâche à l’université et j’utilise le temps libéré pour bloguer un peu!

Je voudrais commenter une série d’arguments du même type que l’on appelle communément les « gateway arguements », ce qui peut être traduit, en français, par les « arguments pour un changement graduel ». Les trois principaux arguments graduels sont : (1) nous devrions faire la promotion de certaines versions du végétarismes qui autorisent la consommation de produits laitiers, d’oeufs et même de poisson comme porte d’entrée vers le véganisme; (2) nous devrions promouvoir la viande et les autres produits d’animaux « heureux », tels que les poulets KFC qui ont été tués par gaz plutôt qu’électrocutés, ou les oeufs de « poules en liberté », comme porte d’entrée vers le végétarisme lacto-ovo-pesco et même vers le véganisme; et (3) nous devrions faire la promotion des réformes favorisant le bien-être animal comme une porte d’entrée vers l’abolition de l’exploitation animale.

Je rejette ces arguments graduels autant pour des raisons théoriques que pratiques.

Au plan théorique, même si le végétarisme était une porte d’entrée vers le véganisme, ou si la viande « heureuse » était une porte d’entrée vers le végétarisme, ou si les réformes welfaristes étaient une porte d’entrée vers l’acceptation sociale de l’abolition, devrions-nous, pour obtenir quelque chose de moralement souhaitable, promouvoir quelque chose qui est moralement condamnable? Il est, bien sûr, préférable qu’un violeur ne batte pas sa victime en plus de la violer. Mais est-ce que cela signifie que nous devrions faire des campagnes en faveur des viols « humains » comme porte d’entrée vers l’anéantissement du viol? Certaines formes de racisme sont moins pires que d’autres, mais est-ce que qui que ce soit suggèrerait sérieusement de faire la promotion des formes prétendument « moins pires » comme porte d’entrée vers l’abandon de tout racisme? Il est mieux de torturer une personne légèrement plutôt que sévèrement, mais est-ce que nous devrions faire des campagnes en faveur de la torture « humaine »?

Bien sûr que non. Lorsque ces questions concernent des humains, la plupart d’entre nous perçoivent le problème et peu, ou aucun, d’entre nous feraient la promotion du viol « humain », du racisme « humain » ou de la torture « humaine ».

Mais là où des nonhumains sont concernés, plusieurs d’entre nous semblent prêts à changer leur fusil d’épaule et à faire la promotion de choses que nous reconnaissons violer les droits fondamentaux des animaux. Il n’y a aucune différence moralement significative entre la viande et les produits laitiers ou entre la viande et le poisson. Il y a autant (sinon davantage) de souffrance dans un verre de lait que dans une livre de steak et la valeur de la vie d’un poisson pour lui-même est aussi grande que l’est celle d’une vache pour elle-même. La viande et les autres produits d’animaux « heureux » ne sont pas issus d’animaux dont les intérêts sont beaucoup mieux protégés et ces animaux sont tout de même tous traités de manières qui seraient considérées comme de la torture s’il s’agissait d’humains. Les réformes welfaristes équivalent à faire la promotion du viol « humain » ou du racisme « humain ».

Ainsi, ces arguments graduels présentent la caractéristique troublante de promouvoir des conduites et des pratiques qui violent explicitement les droits fondamentaux d’animaux, alors que nous ne le ferions jamais si des humains étaient impliqués. L’approche graduelle est manifestement spéciste.

Au plan pratique, les arguments graduels ont en commun une prémisse empirique ou factuelle : le lacto-ovo-pesco-végétarisme mènera au véganisme; la viande et les autres produits d’animaux « heureux » mèneront au végétarisme et au véganisme; les réformes welfaristes amélioreront le climat social et politique en le rendant plus favorable à l’abolition. Pour que les arguments graduels fonctionnent, il faut qu’il y ait une relation causale claire entre la composante « porte d’entrée » (végétarisme, viande et autres produits d’animaux « heureux », réformes welfaristes) et l’objectif visé (véganisme, végétarisme, abolition de l’exploitation).

Le problème est qu’il n’y a aucune preuve à l’appui de cette relation causale. Même s’il existe certainement des végétariens qui sont devenus végans, il y existe aussi plusieurs végétariens qui ne deviendront jamais végans. En ce qui a trait à la prétention selon laquelle la viande et les autres produits d’animaux « heureux » mèneront au végétarisme qui nous mènera à son tour au véganisme, cette prétention non seulement n’est pas démontrée, mais les preuves vont plutôt dans la direction opposée. En effet, le mouvement en faveur de la viande « heureuse » nous fait plutôt reculer en ce que de plus en plus de gens – incluant certaines personnes qui ont été végétariennes ou même véganes – se sentent maintenant de nouveau à l’aise de consommer des produits d’origine animale. Après tout, si People for the Ethical Treatment of Animals attribue à Whole Foods le titre de Détaillant le plus respectueux des animaux, affirmant que « Whole Foods a toujours fait plus pour le bien-être des animaux que n’importe quel autre détaillant dans l’industrie, exigeant de ses producteurs qu’ils adhèrent à des standards stricts », l’organisme envoie très clairement le message que, même si ce n’est pas moralement idéal, il est moralement acceptable de manger le cadavre et les autres produits d’animaux qui sont vendus chez Whole Foods.

Et quant à l’affirmation selon laquelle les réformes welfaristes représentent un pas vers l’acceptation sociale et la réalisation de l’abolition de l’exploitation, non seulement elle manque de justification empirique, mais elle est clairement fausse. L’approche en faveur du bien-être animal constitue le paradigme moral et légal dominant depuis maintenant 200 ans et nous utilisons plus d’animaux nonhumains, que nous traitons de manière plus horrible, que jamais nous l’avons fait auparavant. Il n’y a aucune preuve historique que les réformes welfaristes mèneront à quoi que ce soit d’autre que plus encore d’exploitation animale.

Nous ne pouvons pas justifier l’exploitation animale au plan moral. Les arguments graduels contredisent les droits fondamentaux des nonhumains à ne pas être traités comme des ressources pour les humains et reposent sur des prémisses factuelles qui ne sont fondées sur aucune donnée empirique et dont la fausseté peut être démontrée.

Gary L. Francione
©2009 Gary L. Francione