« Oh mon Dieu, ces végans… »

Dans le débat qui ne cesse d’opposer ceux qui font la promotion de l’approche abolitionniste et ceux qui font la promotion de l’approche welfariste, certains welfaristes prétendent qu’ils appuient le véganisme et, donc, que la différence n’est en réalité que petite entre les deux approches, à propos de la consommation de viande et de produits animaux.

S’il est vrai que les welfaristes appuient le véganisme, il est important de comprendre que la position abolitionniste à l’égard du véganisme diffère grandement de la position welfariste sur le sujet.

Les abolitionnistes considèrent le véganisme comme le fondement moral non-négociable du mouvement voulant que nous abolissions l’utilisation de tous les animaux, aussi « humain » notre traitement des animaux puisse-t-il être. Les tenants de la position abolitionniste attribuent aux nonhumains une valeur inhérente et jugent que nous ne devrions jamais les tuer ou les manger même s’ils ont été élevés et tués de manière « humainement ». Les abolitionnistes considèrent le véganisme comme une fin en soi – comme l’expression du principe de l’abolition dans nos vies individuelles.

Les végans abolitionnistes n’organisent pas des campagnes visant à améliorer le bien-être, ce qui rend supposément l’exploitation animale plus « humaine ». Il est, bien sûr, « mieux » d’infliger moins de dommage que plus de dommage. Or, nous ne disposons d’aucune justification morale pour infliger quelque dommage que ce soit aux nonhumains. Il est « mieux » de ne pas battre la personne que l’on viole, mais cela ne rend pas le viol sans voie de fait moralement acceptable, ou ne fait pas de la campagne visant à encourager le viol « humain » (commis avec compassion) quelque chose que nous devrions soutenir.

Les abolitionnistes considèrent le véganisme comme la forme la plus importante de changement graduel et ils allouent leur temps et leurs ressources à l’éducation des autres à propos du véganisme et de la nécessité de cesser d’utiliser les animaux, de manière générale, plutôt que d’essayer de persuader les gens de consommer des œufs provenant de « poules élevées en liberté » ou la viande produite à partir d’animaux ayant été confinés dans des endroits un peu plus grands.

Dans la mesure où les welfaristes endossent quelque forme de véganisme (et plusieurs ne le font pas), ils considèrent le véganisme non pas comme une fin en soi, mais simplement comme un moyen de réduire la souffrance animale. Ils ne voient pas l’utilisation animale comme le problème principal; ils pensent qu’il peut être acceptable pour les humains de tuer et de manger des nonhumains et que le principal problème est lié à notre manière de traiter les animaux. Les welfaristes qui font la promotion du véganisme argumentent que, parce qu’il est difficile d’obtenir des aliments d’origine animale qui ont été produits d’une manière moralement acceptable, la plupart d’entre nous doivent devenir végans mais il est acceptable d’être des végans « flexibles » et de manger, aussi, des repas non-végans. Parce que les welfaristes focalisent sur le traitement plutôt que sur l’utilisation, ils conçoivent et appuient des campagnes faisant la promotion de choses comme les œufs de « poules élevées en liberté » ou comme les alternatives aux cageots de gestation.

La plupart de ceux qui souscrivent à cette position sont d’accord avec la position utilitariste du théoricien Peter Singer, qui offre un excellent exemple de « véganisme » de type welfariste.

Singer ne croit pas qu’il soit nécessairement problématique que nous utilisions des nonhumains pour nos fins humaines, parce qu’il ne pense pas que la mise à mort d’animaux est nécessairement immorale. Selon Singer, les animaux (sauf peut-être certains nonhumains comme les grands singes et peut-être les membres de quelques autres espèces) ne sont pas conscients d’eux-mêmes et sont indifférents au fait que nous les utilisions et ne se préoccupent que de comment nous les utilisons. Cela mène Singer à dire qu’il peut être moralement acceptable d’être des « omnivores consciencieux » si nous prenons bien soin de ne manger que les animaux ayant été élevés et tués « humainement ».

Par exemple, dans une interview parue en 2006 dans The Vegan, Singer déclarait :

Pour éviter d’infliger de la souffrance aux animaux − sans compter les coûts environnementaux de la production animale intensive − nous devons drastiquement réduire la production d’animaux que nous consommons. Mais est-ce que cela signifie un monde végan? C’est une solution, mais pas nécessairement la seule. Si c’est de la souffrance infligée aux animaux dont nous nous soucions, plutôt que de leur mise à mort, alors je peux aussi imaginer un monde dans lequel les gens mangent généralement de la nourriture provenant des plantes, mais qui, occasionnellement, se gâtent en s’offrant le luxe de manger des œufs obtenus de poules élevées en liberté, ou possiblement même de la viande provenant d’animaux qui ont vécus une bonne vie dans des conditions naturelles pour leur espèce, et qui ont été tués humainement sur la ferme.

Dans un entretien accordé à Mother Jones en mai 2006, il affirmait :

Il y a un peu de place pour l’indulgence dans toutes nos vies. Je connais certaines personnes qui sont véganes dans leur maison mais qui, si elles se rendent dans un restaurant haut de gamme, se permettent le luxe de ne pas être véganes ce soir là. Je ne vois rien de vraiment mal à faire cela.

Je ne mange pas de viande. Je suis végétarien depuis 1971. J’en suis graduellement venu à devenir végan. Je suis largement végan, mais je suis un végan flexible. Je ne vais pas au supermarché pour acheter des produits non-végans pour moi-même. Mais lorsque je voyage ou lorsque je visite d’autres personnes, je suis passablement content de manger végétarien plutôt que végétalien.

Dans une interview accordée en octobre 2006 au magazine néo-welfariste Satya, Singer énonçait :

Lorsque je magasine pour moi-même, c’est végan. Mais lorsque je voyage et qu’il est difficile de me procurer de la nourriture végane dans certains endroits ou quoique ce soit, je suis végétarien. Je ne mange pas des œufs s’ils ne proviennent pas de poules « élevées en liberté », mais si je trouve de tels œufs, j’en mange. Je ne commande pas les plats pleins de fromage, mais je ne m’en fais pas si, par exemple, un curry indien végétarien a été cuit dans de l’huile de beurre.

Singer argumente qu’il y a des moments où nous avons l’obligation de ne pas être végans :

Je pense qu’il est plus important d’essayer et de provoquer un changement dans la bonne direction plutôt que d’être parfaitement pur soi-même. Alors lorsque vous mangez avec quelqu’un dans un restaurant, et que vous commandez un met végan mais que, lorsqu’il arrive, il y a un peu de fromage gratiné ou quelque chose dessus, quelques fois les végans vont faire une grosse scène et renvoyer le plat et cela peut vouloir dire que la nourriture sera gaspillée. Et si vous êtes en compagnie de gens qui ne sont pas végans et peut-être pas même végétariens, je pense qu’il s’agit probablement d’une mauvaise chose à faire. Il serait mieux de manger le met parce que les gens vont se dire « Oh mon Dieu, ces végans…. »

Il n’y a, bien sûr, aucune différence morale qui puisse être faite entre la viande et les produits laitiers ou les œufs. Par conséquent, Singer endosse la position selon laquelle : si vous êtes dans un restaurant avec des non-végétariens et commandez un met végétarien pour le voir arriver avec des parcelles de bacon ou d’autres produits de viande dessus, ou si la personnes non-végétarienne qui vous reçoit chez elle vous sert de la viande à l’occasion d’un repas, vous pourriez bien être obligé de manger la viande pour empêcher les gens de se dire « Oh mon Dieu, ces végétariens… ».

J’examine en détails les vues de Singer à propos de la mise à mort d’animaux dans mon essai Le luxe de la mort.

Le fait que Singer focalise sur le traitement plutôt que sur la mise à mort des animaux le pousse à endosser la position selon laquelle le véganisme est simplement une des nombreuses manière de réduire la souffrance et qu’il n’y a rien d’obligatoire à propos du véganisme parce qu’il n’y a rien de mauvais en soi avec la mise à mort des animaux. En effet, Singer juge qu’être un végan rigoureux est « fanatique ».

Et plusieurs welfaristes parlent du véganisme de cette façon. Par exemple, Paul Shapiro, le directeur de la campagne contre les fermes intensives de la HSUS, affirme :

La raison pour laquelle je suis végan est que je vois cela comme un outil aidant à réduire la souffrance animale. Vegan Outreach a beaucoup écrit à ce propos, et je suis d’accord avec eux. Ils écrivent que l’alimentation végane « n’est pas une fin en soi. Elle n’est pas un dogme ou une religion, pas plus qu’une liste d’ingrédients interdits ou de lois immuables – elle est seulement un outil pour s’opposer à la cruauté et réduire la souffrance.

En d’autres mots, le véganisme est simplement une autre manière, comme le sont les cages plus grandes ou les autres réformes welfaristes, de réduire la souffrance. Voilà comment Shapiro justifie apparemment sa promotion des œufs de « poules élevées en liberté » dont il juge la consommation « socialement responsable », ses campagnes appuyant d’autres réformes welfaristes, et le fait que son travail fasse partie d’une coalition supportant les étiquettes Certified Humane Raised & Handled.

Pour les welfaristes, la question fondamentale est le traitement des animaux, pas l’utilisation. Comme Singer le dit :

Il est assez difficile d’être un omnivore consciencieux et d’éviter tous les problèmes éthiques, mais si vous êtes vraiment décidés à ne manger que des animaux ayant eu une bonne vie, cela peut-être une position éthique défendable.

En février 2007, j’ai eu un débat podcast avec Erik Marcus de Erik’s Diner. Marcus est un promoteur enthousiaste des réformes welfaristes insignifiantes, incluant les œufs provenant de « poules élevées en liberté ». Mais, comme le débat l’a cruellement démontré, Marcus exagère énormément la protection accordée aux animaux par les règlements concernant le bien-être, malgré le fait qu’il n’ait pas la moindre idée des faits pertinents. De plus, il ignore complètement le fait que les réformes welfaristes rendent l’exploitation animale socialement plus acceptable et favorisent l’augmentation de la consommation de produits animaux, de même que le fait que ces réformes soient dans l’intérêt économique de ceux qui exploitent les animaux de manière institutionnalisée. Un essai du sociologue britannique Dr. Roger Yates révèle l’ignorance frappante de Marcus et de ses manutentionnaires de la HSUS à propos des fondements de l’exploitation animale institutionnalisée. Marcus, comme les autres « végans » welfaristes, soutient qu’il est acceptable de manger de la nourriture qui n’est pas végane, pour autant que nous soyons « essentiellement végans » et il fait régulièrement la promotion des produits animaux qui sont supposément obtenus « humainement ». Cette attitude désinvolte à propos du véganisme est une caractéristique des welfaristes. Dans un article paru en décembre 2006 à propos de Dan Mathews de PETA, on apprend que Mathews et le journaliste ayant écrit l’article sont allés dans un McDonald pour manger et le journaliste a demandé à Marcus s’il pouvait commander un cheeseburger. Il est rapporté que Mathews a répondu « commande ce que tu veux… la moitié de nos membres sont végétariens et la moitié pense que c’est une bonne idée. » Nonobstant le fait que Mathews mange chez McDonalds, qu’il dise au reporter de commander ce qu’il veut et qu’il clame sans consternation apparente que seulement la moitié des membres de PETA sont « végétariens » (nous ne parlons même pas de véganisme), Mathews lui-même a mangé un produit − le « veggi-burger » −, que même McDonalds ne dit pas végétarien, puisqu’il est cuit sur les même grills que les produits de la viande et manipulé avec des produits animaux.

Les abolitionnistes rejettent la position welfariste autant parce qu’elle endosse explicitement le spécisme et l’exploitation, mais aussi parce qu’elle est contreproductive en tant que stratégie. Si vous expliquez à quelqu’un qu’il n’y a pas de justification morale de manger quelque aliment d’origine animale, cette personne ne renoncera peut-être pas à tous les produits animaux immédiatement, mais vous aurez énoncé une position claire et cohérente et vous aurez fourni un objectif clair auquel aspirer. Si vous lui dites qu’il st moralement acceptable de faire moins que d’adhérer au véganisme, vous pouvez être certain qu’il y a peu de chance qu’elle ressente le besoin d’aller plus loin. Lorsque des personnes comme Singer, le soi-disant « père » du mouvement, disent aux gens qu’ils peuvent agir moralement en étant des « omnivores consciencieux », il s’agit précisément de ce que les gens vont faire.

En conclusion, il y a un monde de différences entre le véganisme de l’abolitionnisme et le « véganisme » du welfarisme. Le dernier juge le véganisme comme un moyen de réduire la souffrance mais ne le perçoit pas comme un principe fondamental.

Il y a un monde de différences entre la personne qui adhère à la position selon laquelle le sexisme est toujours condamnable et celle qui dit que nous devrions être « flexibles » à propos du sexisme et être « indulgents » par rapport à un peu de sexisme, ou même que nous avons l’obligation morale de faire preuve de sexisme dans certaines circonstances parce que nous devons éviter de susciter des réactions du genre « Oh mon Dieu, ces féministes… »

Gary L. Francione
© 2007 Gary L. Francione