Abolition et réformes progressives

En réponse à mon essai à propos du véganisme, de nombreux défenseurs des animaux m’ont écrit et m’ont demandé d’expliquer quelles sortes de réformes progressives – autres que devenir végans – sont compatibles avec la position abolitionniste.

Cet essai se veut une première réponse à ces demandes et je compte poursuivre en offrant, de temps en temps, d’autres essais sur des stratégies de réformes progressives.

Permettez-moi de mentionner une chose, à titre préliminaire: notre décision personnelle d’embrasser le véganisme représente le plus important des changements progressifs qui puissent être faits. Le véganisme est la plus importante forme d’activisme. Et il s’agit de la chose qui tombe sous le pouvoir de chacun d’entre nous.

Pendant trop longtemps, le mouvement de défense des animaux a lui-même traité le véganisme d’« extrême » et a fait la promotion du mythe selon lequel les aliments provenant des animaux peuvent être produits « humainement », et selon lequel nous pouvons être des « omnivores consciencieux ». Pendant trop longtemps, le mouvement a qualifié le véganisme consciencieux de « fanatique ».

Si le mouvement de défense des animaux veut être autre chose qu’un groupe de soutien aux élitistes bien nantis qui achètent leur viande provenant d’« animaux heureux », leurs œufs de poules en liberté, leur produits laitiers organiques vendus dans des entreprises comme Whole Foods, ou un mouvement qui fait la promotion de mesures conçues pour maintenir « la sécurité, l’efficacité et la rentabilité » de l’industrie de la viande en les qualifiant de « visionnaires », le véganisme doit être placé au cœur du mouvement, à titre de principe de base.

Il y a une différence qualitative entre la position des droits des animaux et la position en faveur du bien-être animal. La première conçoit le véganisme comme son principe de base; la dernière ne le fait pas.

Le véganisme est l’application du principe abolitionniste à la vie des individus. Il ne s’agit pas d’une option, mais d’une obligation. Il est extrêmement difficile – peut-être impossible – de ne pas être au moins indirectement complice de l’exploitation animale en tant que consommateur dans une société largement fondée sur cette exploitation, mais il est clair que, si vous n’êtes pas végans, vous exploitez assurément et directement les animaux. C’est aussi simple que ça.

Éducation au véganisme

En plus de notre décision individuelle d’embrasser le véganisme, il y a certainement d’autres formes de changements progressifs que nous pouvons chercher à atteindre. Je discute de cela dans mon livre Rain Without Thunder : The Ideology of the Animal Rights Movement, publié en 1996.

Comme la décision de devenir végan est la plus importante forme de changements progressifs que nous puissions entreprendre à un niveau personnel, l’éducation à propos du véganisme est la plus importante forme d’activisme en vue de changements progressifs qui puisse être menée au niveau social. Il s’agit certainement d’une forme de changements progressifs plus significative que les campagnes visant à obtenir l’élargissement des cages en batterie ou la promotion de vendeurs de viande provenant d’animaux « heureux ». Chaque personne que nous éduquons est quelqu’un dont nous pouvons influencer la vie personnelle de manière significative. Toute personne qui adopte le véganisme représente une réduction de la demande de produits animaux et un autre ajout à la base qui pourra servir de fondation à un véritable mouvement social et politique, ainsi qu’un pas nous éloignant du mouvement welfariste inefficace, contre-productif et favorable au statu quo qui existe présentement.

Voici quelques exemples – et seulement quelques-uns – de choses que vous pouvez faire:

  • Distribuez de la littérature à propos du véganisme dans les endroits où de nombreuses personnes se rassemblent. Il existe des groupes populaires qui focalisent presque exclusivement sur la distribution de pamphlets portant sur le véganisme et sur l’abolition de l’exploitation, au public. Plusieurs de ces groupes produisent leur propre littérature.
  • Organisez un kiosque de nourriture végane dans un marché d’alimentation local ou à l’occasion d’un événement communautaire, tel un festival. Plusieurs personnes n’ont jamais goûté aux mets végans. Présentez-leur quelque chose de bon. Assurez-vous qu’ils repartent avec quelque chose à lire en plus de l’expérience positive de la dégustation.
  • Donnez des présentations sur le véganisme dans les écoles secondaires locales, dans les institutions collégiales ou dans le cadre des programmes d’éducation aux adultes.
  • Aidez les étudiants à former des organisations de défense du véganisme qui visent à obtenir des plats végans dans leurs écoles, tout en conscientisant, ce faisant, à propos du véganisme en général.

Si vous consacrez un après-midi par semaine à la cause animale, investir votre temps dans ce type d’activités éducatives sera bien plus productif que de perdre votre temps à travailler pour élargir les cages d’élevages en batterie ou pour obtenir d’autres réglementations welfaristes.

Il y a beaucoup plus de choses que vous puissiez faire pour éduquer. Dans mes prochains essais sur ce blog, j’explorerai différents types d’éducation abolitionniste. Je rappelle qu’il ne s’agit ici que d’une réponse initiale.

Campagnes visant certaines utilisations spécifiques d’animaux

Qu’en est-il des campagnes (législatives ou autres) qui visent des pratiques ou des formes d’utilisations particulières d’animaux? Dans Rain Without Thunder, j’explique que les défenseurs des animaux devraient préférablement investir leur temps, énergie et argent dans le véganisme et dans l’éducation végane. L’appui populaire n’est vraiment pas suffisant pour espérer obtenir dès maintenant le type de législation qui ferait une réelle différence. Par conséquent, les efforts pour obtenir de telles législations finissent invariablement en lois qui ne prévoient guère plus que des changements mineurs qui bénéficient beaucoup plus aux exploiteurs qu’elles n’aident les animaux.

Si, toutefois, certains militants veulent malgré tout poursuivre des campagnes ciblant des formes d’utilisation ou des pratiques particulières, ils devraient viser à réduire progressivement le statut de propriété des animaux. En général, les règlements welfaristes ne font finalement qu’exiger que les êtres humains exploitent les nonhumains de manière efficace. Mais il est théoriquement possible de réduire le statut de propriété des animaux d’une manière progressive, par le biais de mesures qui reflètent l’idée selon laquelle les nonhumains ont une valeur inhérente ou intrinsèque, et qu’ils n’ont pas qu’une valeur extrinsèque ou conditionnelle.

Les militants qui veulent aller dans cette direction (ce que je n’encourage pas, puisque je favorise fortement l’éducation véganiste/abolitionniste) devraient tenter d’obtenir l’interdiction (plutôt que la réglementation) d’activités institutionnelles considérables. Ces interdictions devraient être explicitement basées sur la valeur inhérente des animaux, et non pas sur l’avantage qu’une telle mesurer procurerait à ceux qui exploitent les animaux. Il faudrait qu’il soit prévu que cette valeur inhérente ne puisse être ignorée simplement parce que cela profiterait à des êtres humains. Les campagnes visant l’obtention de telles interdictions ne devraient pas proposer de remplacer l’exploitation actuelle par une forme plus « humaine » de celle-ci, et devraient toujours être accompagnées d’une revendication claire et univoque à l’égard de l’abolition de toute utilisation des animaux. Les abolitionnistes devraient toujours être clairs et honnêtes à propos de leur objectif : l’abolition de l’utilisation des animaux.

Un exemple de campagne qui correspondrait à cette description: l’interdiction de toute utilisation d’animaux dans les cirques parce qu’une telle pratique est immorale et ne peut être justifiée, peu importe les bénéfices économiques qu’elle puisse engendrer. Les militants devraient clairement indiquer que les autres formes d’utilisation d’animaux pour le divertissement et autres, incluant l’alimentation, sont pareillement blâmables.

Contrairement à : un règlement qui exigerait que tous les cirques utilisant des animaux traitent ceux-ci « humainement ».

Un autre exemple de campagne qui correspondrait à cette description: une interdiction d’utiliser quelque animal que ce soit pour un certain type d’expérimentation, accompagnée d’un message indiquant clairement que l’objectif ultime est l’abolition de toute forme de vivisection.

Par opposition à : un règlement qui exigerait que l’utilisation d’animaux lors d’expérimentations soit « humaine » et contrôlée par des comités d’éthique animale.

De manière générale, les sortes d’interdictions qui représentent l’éradication progressive du statut de propriété des animaux seront difficiles, sinon impossibles, à obtenir aujourd’hui, puisqu’il n’y a pas de base abolitionniste politiquement organisée qui pourrait les supporter. Cela peut sans doute expliquer, du moins en partie, pourquoi à peu près aucune des campagnes menées par les grosses organisations nationales de défense des animaux aux États-Unis ne correspond à ce modèle d’interdiction et pourquoi les quelques-unes d’entre elles dont ce serait potentiellement le cas suggèrent, explicitement ou implicitement, que les autres formes d’exploitation animale sont plus acceptables. Par exemple, une campagne visant à obtenir l’interdiction de la chasse à courre mais qui suggère, se faisant, que la chasse « sportive » est, d’une certaine manière, moins condamnable, est problématique. Une campagne anti-fourrure suggérant qu’il y a une différence entre la fourrure et les autres type de vêtements faits à partir de nonhumains (cuir, laine, etc.) est problématique. Un appel au boycott des fruits de mer canadiens dans le cadre d’une campagne visant à interdire la chasse aux phoques implique que manger les animaux marins serait acceptable si nous ne tuions plus les phoques. Ces campagnes visent peut-être l’obtention d’interdictions, plutôt que de simples réglementations, mais elles envoient un message confus et confondant.

De toute manière, je rappelle que, pour des raisons de cohérence logique autant que de stratégie pragmatique et d’utilisation efficace des ressources du mouvement, la forme de campagne la plus efficace pour le moment est d’éduquer le public à propos du véganisme.

N’oubliez pas les individus que sont les animaux

La corporation du mouvement animal – à tout le moins aux États-Unis – a mis le soin des animaux pris individuellement – particulièrement ceux qui ont été domestiqués pour servir de « compagnons » aux êtres humains – tout en bas de sa liste et, dans certains cas, ne l’inclut pas dans sa liste du tout. Bien qu’il y ait plusieurs organisations animales disposant de fonds de plusieurs millions de dollars, une très mince partie de cet argent est vouée au soin de nonhumains réels. En effet, People for the Ethical Treatment of Animals justifie le fait qu’elle tue des chiens et des chats en bonne santé, s’oppose aux refuges qui refusent de tuer les animaux, et s’oppose au TNR (« Capturer, Stériliser, Relâcher ») en prétendant que cela participe au mieux-être des chats.

Même si nous avons le devoir de ne pas donner naissance à plus de nonhumains, nous devons certainement nous soucier du bien-être des nonhumains à qui nous avons déjà imposé l’existence.

Il m’est arrivé d’entendre des défenseurs des animaux prétendre que d’offrir aux chiens, aux chats et aux autres animaux domestiqués un foyer, ou faire du travail de type TNR est « welfariste » parce que cela revient à assumer que nous savons ce qui est le mieux pour ces nonhumains. Ces personnes jugent que, si nous croyons vraiment que ces êtres comptent au plan moral, nous avons l’obligation de ne pas intervenir du tout auprès de ceux-ci.

Cette position trahit une mauvaise compréhension de la position welfariste, qui repose sur l’idée qu’il est acceptable d’utiliser des nonhumains pour des fins humaines, tant que nous les traitons de manière appropriée. Les welfaristes peuvent ne pas s’entendre sur ce qui constitue un traitement approprié, mais ils présument tous que le problème principal n’est pas l’utilisation des nonhumains, mais seulement comment nous traitons ces nonhumains. L’idée, explorée dans mes essais sur les nonhumains domestiqués, selon laquelle nous devons cesser d’élever les animaux mais que nous devons prendre soin de ceux qui sont ici maintenant n’est pas welfariste mais se trouve plutôt à l’opposé du welfarisme, en ce qu’elle rejette explicitement la présomption voulant que les humains aient quelque droit que ce soit de continuer à utiliser des nonhumains pour quelque objectif que ce soit.

Je suis d’accord avec la remarque selon laquelle nous soucier des individus nonhumains implique que nous gérions leur vie et que nous ayons des décisions à prendre quant à ce qui est dans leur « meilleur intérêt ». Cela, bien sûr, est aussi vrai à propos des enfants humains. Mais le besoin de prendre de telles décisions pour les nonhumains se poursuit au-delà de la vie des nonhumains. Ça ne finit jamais. C’est la conséquence du fait que nous ayons imposé la vie à des créatures qui n’appartiennent pas à notre monde et ne peuvent survivre par elles-mêmes. Il s’agit là d’une puissante raison pour laquelle nous devons cesser de donner naissance à des nonhumains domestiques, mais cela n’appuie pas la conclusion à l’effet que se soucier du bien-être des individus est une affaire concernant la théorie welfariste.

Se soucier des animaux nonhumains pris individuellement est une forme extrêmement importante d’activisme, particulièrement lorsque cela est abordé dans une perspective abolitionniste. Je voudrais partager avec vous les histoires de deux personnes qui, de mon point de vue, font une différence et contribuent davantage à la cause des droits des animaux que ce que les grosses organisations corporatives du bien-être animal ne pourront jamais espérer faire.

Shell Sulivan se porte à la défense des animaux au New Jersey. Elle est une végane stricte. Elle fait partie des plus grands experts nationaux en TNR. Elle a un site web qui promeut fortement le véganisme, mais qui sert principalement à offrir de l’information accessible, du support et des ressources à propos de la pratique TNR, autant au grand public qu’aux personnes qui donnent des soins aux populations de chats sauvages. Elle reçoit des centaines de demandes chaque semaine de gens provenant des quatre coins du pays, qui sont intéressés à en apprendre davantage sur le TNR et qui veulent entrer en contact avec des personnes offrant des soins aux animaux dans leur localité, ou qui sont eux-mêmes des donneurs de soins à la recherche d’informations qui pourraient les aider à gérer certaines situations particulières.

Shell travaille directement avec les populations de chats qui ont besoin d’être stérilisés. Elle attrape les chats qui ne sont toujours pas stérilisés et les amène chez le vétérinaire pour les faire opérer et les faire vacciner contre la rage. Les chats demeurent chez elle ou à l’hôpital vétérinaire le temps de leur convalescence et, une fois qu’ils ont récupéré, elle les retourne dans leur milieu.

Pendant les fins de semaine, Shell s’occupe de l’adoption de chats au PetSmart de Bridewater, au New Jersey. Elle fait cela en collaboration avec un groupe de secours, le Homeless Animal Lifeline. Plusieurs des chatons et chats qui sont en mesure d’être adoptés ont été trouvés dans les populations de chats errants. Ou bien ils étaient déjà apprivoisés ou ils le sont afin de pouvoir être adoptés. Shell dirige aussi le HAL’s Feral Cat Fund, un organisme qui aide à éduquer le public à propos du TNR et des chats sauvages, de même qu’à offrir des soins aux populations de chats sauvages.

Shell ne reçoit pas de salaire. Elle est bénévole.

Le fait que les corporations wefaristes n’appuient pas de tels types d’efforts, préférant plutôt utiliser les dons pour s’auto-promouvoir par des spectacles médiatiques nous invitant à « rester nus plutôt que [à remplir] » est désolant.

Eileen Chamberlain est une militante pour la défense des animaux qui vient de Pennsylvanie. Elle est une végane stricte qui appuie fortement l’abolition. Depuis plus de 20 ans, Eileen fait du travail entourant la stérilisation des animaux dans la région de Philadelphie. Elle a visité certains des quartiers les plus pauvres de la ville pour y persuader les gens de la laisser partir avec leurs animaux afin de les faire stériliser, après quoi elle les retourne dans leur foyer.

Les récents efforts d’Eileen ont consisté à travailler pour un refuge local où les animaux sont tués lorsqu’il n’y a plus d’espace pour les héberger, en s’occupant bénévolement de leur adoption. Eileen s’oppose à la mise à mort d’animaux en bonne santé et, contrairement à plusieurs de ceux qui critiquent de tels refuges sans rien faire, elle consacre son temps, ses efforts et ses propres ressources pour agir en fonction de ses convictions. Tous les vendredis, samedis et dimanches, Eileen amène les animaux du refuge dont la condition est particulièrement triste – animaux qui sont âgés et aveugles ou qui ont des besoins médicaux particuliers et qui risquent d’être tués avant les autres – au centre d’achats local et, plus récemment, au PetSmart local. Son succès dans la recherche de fantastiques familles d’accueil pour ces animaux est légendaire. (Nous avons adopté six chiens, incluant Simon, notre chien aveugle, grâce à Eileen).

Eileen a travaillé étroitement avec le refuge pour encourager une campagne agressive en faveur de la stérilisation des animaux et appuyer des efforts liés au TNR. Il en a résulté que le taux de mise à mort du refuge a chuté drastiquement.

Ne doutez jamais du fait que vous rendre à votre refuge local, pour y adopter un animal – particulièrement un de ceux qui ne trouveraient probablement pas un foyer autrement, comme les animaux plus âgés ou ceux qui ont des handicaps physiques ou des problèmes médicaux –, est une forme vitale d’activisme pour les droits des animaux.

Lorsque vous offrez une famille aimante à un animal sans abri qui a été souvent abusé et toujours négligé, vous changez le monde entier pour cette personne nonhumaine. Cela est une réforme progressive.

Gary L. Francione
© 2007 Gary L. Francione