Si vous avez été impliqués dans le mouvement de défense des animaux pour quelque période de temps que ce soit − en effet, si vous avez contribué ne serait-ce qu’à une seule organisation animale pendant votre vie − vous avez probablement reçu ce qui semble être un nombre infini de messages de sollicitation visant à vous convaincre de répondre à une campagne de financement par une contribution financière. La semaine dernière, alors que je triais les nombreuses opportunités qui m’étaient offertes d’« aider les animaux » en envoyant un chèque, j’en ai remarqué une en particulier qui provenait de la New England Anti-Vivisection Society (NEAVS) et qui me demandait de l’argent en guise d’appui au « Projet R&R : libérer et restituer les chimpanzés des laboratoires des États-Unis ».
NEAVS nous apprend que les chimpanzés « partagent 96% de nos gènes. Ils vivent en familles, protègent leurs petits, entretiennent des amitiés et expriment de la joie, de la tristesse et de la colère. Ils démontrent une intelligence, un sens de l’humour et de la compassion ». Le thème de la campagne est que, parce que les chimpanzés ont des capacités cognitives et un profil génétique similaire au nôtre − ils sont « des individus réels, ayant des personnalités uniques et des besoins comme vous et moi ». NEAVS recherche les dons afin de lancer une campagne législative et informative visant à se hisser au rang des pays ayant « banni ou sévèrement limité la recherche sur les chimpanzés et autres grands singes ».
La campagne NEAVS et les efforts similaires (ils sont nombreux) ne sont pas nouveaux ou originaux. En 1993, un certain nombre d’intellectuels ont collaboré à la préparation d’un livre réunissant divers essais sous le titre The Great Ape Project (GAP). Le livre était accompagné d’un document, « une Déclaration sur les Grands Singes », à laquelle les collaborateurs souscrivaient. La déclaration énonçait que les grands singes « sont les plus proches voisins de notre espèce » et que ces nonhumains « ont des capacités mentales et une vie émotionnelle suffisantes pour justifier leur inclusion dans la communauté des égaux.
Depuis 1993, il y a plusieurs efforts, dans de nombreux pays, visant à obtenir que soit limitée ou abandonnée la recherche sur les grands singes. L’idée derrière ces efforts est que, parce que les grands singes nonhumains présentent des caractéristiques que l’on croyait uniques à l’humain, telle que la conscience de soi, les pensées abstraites, les émotions et la capacité de communiquer par un langage symbolique, ils méritent certains droits fondamentaux.
Je suis évidemment d’avis qu’il est mal d’utiliser des grands singes nonhumains pour la recherche ou dans les cirques, ou de les confiner dans les zoos, ou de les utiliser dans quelque autre objectif que ce soit. Mais je rejette ce que j’appelle la position des « esprits similaires », qui associe le statut moral des nonhumains à la possession de caractéristiques cognitives ressemblant à celles des humains. L’exploitation des grands singes nonhumains est immorale pour les mêmes raisons pour lesquelles il est immoral d’exploiter des centaines de millions de souris et de rats de manière routière dans les laboratoires et les milliards de nonhumains que nous tuons pour nous en nourrir : les grands singes nonhumains et tous ces autres nonhumains sont, comme nous, sensibles. Ils ont une conscience subjective; ils ont des intérêts; ils peuvent souffrir. Or, aucune autre caractéristique que la sensibilité n’est requise pour être une personne.
J’étais un des collaborateurs du GAP et un des premiers signataires de la déclaration sur les grands singes. Toutefois, dans mon essai paru dans le livre GAP de 1993, et plus en détails dans mes écrits subséquents, j’ai exprimé l’opinion que seule la sensibilité était nécessaire pour avoir le statut de personne. Mais je comprends maintenant que le projet GAP était entièrement vicié et je regrette d’y avoir participé.
Les efforts tels que le GAP et le Projet R&R sont problématiques parce qu’ils suggèrent que certaines espèces nonhumaines sont « spéciales », en raison de leurs similarités avec l’humanité. Cela ne remet pas en question la hiérarchie spéciste − mais la renforce au contraire − d’au moins deux façons.
Premièrement, cela suggère que seulement les nonhumains ayant des capacités cognitives ressemblant à celles des humains ont certaines autres caractéristiques alors que, en fait, ces dernières sont partagées par d’autres espèces. Par exemple, les levées de fonds du Projet R&R nous apprennent que les chimpanzés ont des réactions émotives similaires aux réactions humaines et forment normalement des relations sociales complexes qu’ils ne peuvent développer dans le contexte d’un laboratoire. Je suis certain que cela est vrai, mais je suis également certain que les rats sont intelligents, qu’ils sont émotifs et qu’ils entretiennent des relations sociales complexes très frustrées lorsqu’ils sont entassés dans les cages de plastic des laboratoires, de la taille de boîtes à chaussures.
Le Projet R&R suggère que les chimpanzés souffrent davantage que les autres animaux de laboratoire. Peut-être est-ce le cas, mais peut-être pas. Je ne sais pas et le NEAVS ou n’importe qui d’autre ne le sait pas non plus. Même si les chimpanzés ressemblent davantage aux humains, peut-être que, comme les humains, ils disposent de certains mécanismes psychologiques leur permettant de « s’éteindre » devant le stress d’une manière dont sont incapables les rats, les souris ou les autres nonhumains sensibles. De toute façon, il est très dangereux de jouer le jeu de « X souffre plus que Y ». C’est précisément l’erreur qui nous a conduit, au départ, à croire que l’utilisation de chimpanzés en recherche était justifiée – nous souffrons supposément plus qu’eux parce que nous avons plus qu’eux ces caractéristiques mentales « spéciales », et il est donc acceptable que nous utilisions ceux qui souffrent moins.
Deuxièmement, le GAP, le Projet R&R et les efforts similaires suggèrent que les caractéristiques cognitives dépassant la sensibilité ont une certaine valeur morale. Cette idée est très problématique. Présumons que les chimpanzés pensent « rationnellement », à la manière des humains. Et puis? Pourquoi est-ce que la rationalité du type de celle des humains serait meilleure que la capacité de voler avec ses ailes − ce que ni les humains ni les autres grands singes nonhumains peuvent faire? La réponse, bien sûr, est que nous, humains, le disons. Mais cela n’est pas un argument. Il s’agit d’un exemple classique d’une affirmation qui soulève un questionnement.
Nous percevons cela clairement lorsque des humains sont impliqués. Présumons que nous avons un humain qui est très lourdement handicapé mentalement et ne possède pas les capacités cognitives des chimpanzés normaux. Et puis? Est-ce que cela signifie que l’humain handicapé est moins important au plan moral que ne l’est le chimpanzé, en ce qui a trait au droit fondamental de ne pas être traité comme une chose? Bien sûr que non (à moins que vous acceptiez les vues de Peter Singer à propos des humains handicapés, ce que moi-même et la majorité du reste du monde rejetons). Lorsqu’il s’agit de déterminer si l’utilisation d’un chimpanzé ou d’un humain handicapé dans le cadre d’une expérience biomédicale ou dans un autre contexte où il serait traité comme une simple ressource est acceptable, le chimpanzé et l’humain handicapé sont égaux − ils sont tous les deux des individus ayant intérêt à ne pas être utilisés comme des ressources.
Il y a des différences entre les chimpanzés et les rats, comme il y a des différences entre les humains. De telles différences peuvent être pertinentes à l’égard de certains objectifs, mais elles sont impertinentes lorsqu’il s’agit de décider si nous pouvons traiter un être sensible exclusivement comme une ressource à la disposition d’autres humains, supposément « supérieures ».
Ceux qui se considèrent eux-mêmes comme des abolitionnistes et non comme des welfaristes devraient être clairs : nous devons cesser l’exploitation de tout nonhumain sensible. Nous pouvons vouloir commencer par les grands singes mais nous devons dire clairement que cela n’a rien à voir avec le fait qu’ils sont « comme nous », sauf en ce que, comme nous, ils sont sensibles et que nous n’avons pas de justification morale de traiter quelque nonhumain sensible que ce soit exclusivement comme une ressource pour l’humain. Le risque du GAP, du Projet R&R et des autres campagnes similaires, qui sont basées sur l’idée selon laquelle le statut moral et légal des grands singes nonhumains dépend du fait qu’ils soient « comme nous » au plan cognitif, est que nous nous retranchions derrière un paradigme spéciste et qu’ainsi 99.9999% des nonhumains que nous exploitons de manière routinière restent du côté des « choses » dans la division personnes/choses.
Nous n’avons pas besoin de financer des programmes d’éducation à propos des similarités entre les grands singes humains et nonhumains. Ces similarités sont claires et elles le sont depuis de nombreuses années. Nous continuons pourtant à exploiter les grands singes nonhumains dans les laboratoires, les zoos et les cirques. Ces similarités évidentes n’ont pas même convaincu Jane Goodall de demander l’abolition de l’utilisation des grands singes pour la vivisection. Ce qu’il faut faire, c’est changer complètement notre paradigme et éviter de simplement renforcer la même pensée hiérarchique qui nous a amenés là où nous sommes aujourd’hui.
Certains défenseurs des animaux soutiennent qu’une campagne qui associe la valeur morale aux caractéristiques humaines est acceptable parce qu’elle reconnaît le statut de personne des grands singes et pourrait bien nous amener à reconnaître le statut de personne d’autres nonhumains. Mais focaliser sur les caractéristiques cognitives du type de celles des humains, dont font preuve certains nonhumains et qui sont déclarées « spéciales », équivaut à mener une campagne sur les droits humains en focalisant sur l’octroi de droits aux humains les plus « intelligents » d’abord et espérer que cela pourra éventuellement entraîner l’attribution de droits à ceux qui sont moins intelligents, ou à traiter ceux qui n’ont qu’un de leurs parents qui est noir comme s’ils étaient meilleurs parce qu’ils ressemblent davantage aux blancs. Nous devons évidemment rejeter l’élitisme lorsque les humains sont concernés. De manière similaire, nous devrions le rejeter lorsque les nonhumains sont concernés.
Gary L. Francione
© 2006 Gary L. Francione